Histoire
Décembre 1988
C'est le solstice d'été dans la ville de Cape Town. Une belle et chaude journée, idéale pour les vacanciers et pour lézarder au bord de la mer.
Dans la demeure de Schwartz, l'ambiance n'est pas à la paresse. Des servantes à la peau d'ébène courent en tous sens alors que la maisonnée est en ébullition. La maîtresse de maison a perdu les eaux dans la nuit, et le travail a l'air des plus laborieux. La sage-femme et l'époux sont à ses côtés, bien sûr. Les domestiques, eux, doivent faire en sorte que tout soit prêt pour l'arrivée du nouvel enfant des Schwartz.
Tout doit être parfait.
C'est une magnifique journée pour une naissance.
Et c'est juste avant que le soleil se couche que les cris d'un nouveau-né se font entendre ; le son, si particulier, fige toute la maison l'espace de quelques secondes. Les sourires éclairent les visages.
Irwin Schwartz sort de la chambre où sa femme a donné la vie avec un air infiniment fatigué. Masozi, la nourrice, avance à sa hauteur en tenant la main d'un petit garçon blond comme les blés.
“
Come here, Junior. Come and meet your little sister.”
Viens ici, Junior. Viens rencontrer ta soeur. Et Irwin Schwartz Jr de lâcher la main de sa nourrice pour celle de son père et d'aller à la rencontre de sa mère. Cette dernière, allongée sur le lit parental, est aussi blonde que son fils, là où leur père a des cheveux aussi sombres que la peau de ses serviteurs. Ses cheveux sont poisseux de sueur, et collent à son front. Mais, malgré la fatigue qui marque ses traits, elle a l'air radieuse. Elle porte un tout petit paquet vagissant et remuant dans ses bras. Le tout petit garçon de trois ans s'approche, grimpe sur le lit aux côtés de sa mère.
Et découvre un petit être au cheveux rare et presque blanc.
“
Say hi to your little sister, Junior.-
What's her name ?”
Dis bonjour à ta petite soeur, Junior.
Comment elle s'appelle ?Les deux parents échangent un sourire, avant que le père ne réponde : “
Talulah.”
Juin 1994
“
Nooooo ! No, no, no, no !”
La petite fille aux cheveux tressés tape du pied et est à deux doigts de se rouler par terre pour faire le caprice du siècle. Masozi, la nourrice, celle qui s'occupe d'elle depuis le jour de sa naissance, va s'en aller. Tout le monde s'en va, d'ailleurs. Beaucoup des serviteurs refusent désormais la condition de quasi-esclave dans les demeures des riches blancs d'Afrique du Sud. Côté sorcier comme côté moldu. La fin de l'Apartheid, déclarée quelques mois plus tôt, a annoncé la fin officielle des privilèges blancs et promulgué l'égalité entre les différentes populations du pays.
Et ça ne plaît pas à tout le monde.
Du haut de ses cinq ans, Talulah ne comprend pas ce qu'il se passe. Elle ne voit que des changements rapides s'opérer dans son environnement et, comme tout enfant de cet âge, refuse qu'on la sorte du confort de sa petite vie bien réglée.
Masozi a plus été une mère pour elle que sa propre mère. Et maintenant, elle l'abandonne. Bien sûr, elle ignore que cette dernière aurait voulu rester pour s'occuper de ces deux blondinets qu'elle considère comme ses propres enfants et qu'elle a essayé d'élever du mieux possible en dépit de l'écart social entre eux. En vertu de la fin de l'Apartheid, elle a réclamé un meilleur salaire, et une meilleure considération de la part des maîtres de maison. Mais en plus d'être noire, elle est née moldue, et ça, c'est impensable pour les Schwartz.
Elle devrait déjà s'estimer heureuse d'être employée au sein d'une famille aussi prestigieuse !
Alors la nourrice essaie de raisonner la petite fille qui pleure à grosses larmes et donne tout ce qu'elle a pour la retenir. Rien n'y fera. Masozi la serre une dernière fois dans ses bras, elle et son grand frère, avant de quitter la demeure.
Talulah ne lui pardonnera jamais ce qu'elle a vécu comme un abandon.
Novembre 1996
La journée est magnifique. Le printemps a étalé son tapis de fleurs sur tout le terrain du domaine des Schwartz. Un domaine séculaire, hérité de la période coloniale, et qui n'a pas perdu de sa superbe malgré la disparition progressive de tout le personnel. Les maîtres de maison ont dû céder à la tendance européenne, incapables qu'ils ont été de maintenir l'ordre des choses naturel du pays où ils sont nés et ont grandi.
Ils ont pris à leur service quelques elfes de maison.
Ils s'habitueront avec le temps, sans doute.
Leurs enfants, en revanche…
Junior rentre dans l'adolescence, et est donc absolument insupportable. Il se montre odieux avec les elfes, comme s'ils étaient responsables du départ de sa nourrice. Heureusement pour eux, il est désormais en internat à Uagadou, l'école de sorciers africaine, ce qui leur épargne ses crises régulières.
Quant à Talulah… Elle a décidé de faire comme si ces nouveaux serviteurs n'existaient pas. Un jeu qu'elle parvient à tenir à merveille, et ce depuis des mois et des mois. Le seul employé de la maison avec lequel elle consent converser, c'est son précepteur, un sorcier sang-mêlé. Il lui a appris à lire, écrire, compter. Il lui apprend l'histoire sorcière, la géographie, un peu de biologie, de politique aussi. Ajoutons à cela les bonnes manières dues à son rang, l'histoire de sa famille et des autres familles du pays, mais aussi leurs ramifications européennes.
Mais aujourd'hui, elle ne veut pas travailler, et joue donc à cache-cache pour échapper à son précepteur. Elle connaît la maison comme sa poche, après tout. Son rire d'enfant est un bon indice pour qu'il puisse la trouver, mais il ne parvient jamais à mettre la main dessus. La petite fille disparaît dès qu'il pense l'avoir trouvée.
La magie l'aide à se dissimuler, même si elle n'en a pas conscience.
Le précepteur, lui, l'a deviné. C'est sans doute la raison pour laquelle il ne lui passe pas de savon quand enfin il la trouve et la traîne jusqu'à la bibliothèque pour y travailler.
Eté 1999
La nuit a été agitée. Un rêve des plus étranges est venu hanter ses rêves. Le plus bizarre n'étant pas le rêve lui-même, mais le fait qu'elle se soit réveillée avec un petit objet dans la main.
Un objet qui n'y était pas quand elle est allée se coucher, et qu'elle n'a jamais vu avant.
Un totem.
Et c'est ce petit objet qui déclenchera la liesse dans la demeure familiale, car chacun sait ce qu'il veut dire : Junior a trouvé un totem similaire dans sa main, trois ans plus tôt, et verra donc sa jeune soeur le suivre dans l'école des sorciers la plus réputée d'Afrique. Une scolarité qui est axée sur l'alchimie, l'astronomie, la métamorphose, mais avec aussi des enseignements plus traditionnels.
Et à part l'astronomie, elle n'est pas sûre de trouver tout cela très intéressant.
Mars 2003
Mais quel ennui !
La joue écrasée contre son poing, Talulah ne suit la leçon que d'une oreille. L'alchimie, c'est d'un ennui ! Tous ces chiffres, ces formules, ces règles, pff… Inutile. Aucun intérêt. Qu'est-ce que ça va bien pouvoir changer à sa vie, tous ces tuyaux et ces potions, ces distillations, ces étincelles, mais quelle barbe !
L'adolescente cille d'un air paresseux, décroche complètement du cours et préfère regarder autour d'elle. De chaque côté, elle a ses deux copines – sang pur également, évidemment – qui ne lui servent que de faire-valoir. C'est elle, la plus belle de l'école, après tout. Et la plus populaire. C'est la seule chose qui compte.
Le reste, c'est pour les moches. Elle a le nom, la beauté, l'argent. Pourquoi s'encombrer du reste alors qu'elle vit les plus belles années de sa vie ?
Elle compte bien profiter de sa jeunesse plutôt que de la gâcher à apprendre des trucs barbants ! Elle faisait ça au début, fascinée par l'école, par la métamorphose, le mouvement des étoiles. Et puis la difficulté a augmenté, les problèmes sont venus et plutôt que de se battre, Talulah a préféré ne plus donner que le strict minimum.
Et travailler sur ses relations, plutôt.
Parce qu'on peut être le plus intelligent du monde, si on ne sait pas cultiver un minimum ses relations, on n'arrive à rien.
Octobre 2007
“
A wand ? What for ?”
Une baguette ? Pour quoi faire ?Ce n'est pas souvent qu'ils dînent tous ensemble, les deux parents et leurs deux enfants. Junior, qui a quitté la maison depuis qu'il a créé sa propre entreprise, est à la droite de son père alors que Talulah mange à sa gauche, et leur mère en face de lui. Les plats apparaissent d'eux-mêmes dans les assiettes, amenés par des elfes de maison d'une discrétion incroyable.
Et c'est à l'apparition d'un blanc dans la conversation que le patriarche a annoncé à sa cadette qu'elle devrait se munir d'une baguette dans les plus brefs délais. Ça semble à la jeune femme être une fantaisie bien peu utile : elle était certes loin d'être la meilleure étudiante de son école pendant sa scolarité, qui vit aujourd'hui dans l'oisiveté de toute femme de bonne famille, mais elle sait tout de même canaliser sa magie pour s'en servir, aussi bien qu'elle sait se métamorphoser en animal !
La base, quand même, à Uagadou.“
I've arranged a wedding for you. You're going to Europe.” Talulah arrête sa fourchette à mi-chemin, relève les yeux vers son père. Un mariage ? En Europe ? “
And Europeans don't quite understand the way we do magic.”
Je t'ai arrangé un mariage. Tu vas en Europe. Et les Européens ne comprennent pas vraiment notre façon de faire la magie. Peu enchantée par cette nouvelle, plus par le fait de devoir déménager que par celui de devoir se marier, Talulah opte pour une méthode peu commune : elle se mure dans le silence.
Elle boude, oui. Le temps de digérer la nouvelle, en tout cas. On lui explique que c'est un très bon mariage, et qu'elle doit penser un peu à son avenir.
Et que son avenir, c'est en Europe, dans le cercle très fermé des familles de sang-pur anglaises. Un choix raisonné aussi pour brasser un peu le sang : à force de ne se marier qu'entre familles de sang-pur au sein d'un même pays, on finit par créer trop de consanguinité. Pour éviter cela, on exporte ses enfants.
La mère de famille en profite pour faire un trait d'humour, que ça leur donnera une raison pour venir en Europe.
Ça ne fait pas rire Talulah qui se retrouve de fait fiancée.
À un homme qu'elle ne connaît pas.
Janvier 2009
Mais c'est quoi cette blague ?
Mais il fait froid !
Et
il neige !
C'est quoi ce pays ?
Enroulée dans une cape de fourrure, c'est une Talulah grimaçante qui suit le couple de ses parents dans l'allée fraîchement déneigée de la demeure de son futur époux. Le mariage est prévu pour cette semaine, et elle est venue avec son elfe de maison personnel – lequel s'occupe de tout son barda – pour s'installer dans ses appartements.
Définitivement.
Mais quelle idée a eu son père ! Ils ont quitté la chaleur de l'été austral pour venir se frotter aux hivers parmi les plus rigoureux qui existent ?
Nous ne sommes pas du tout dans l'exagération.Ils sont accueilli par un homme à l'apparence un peu… Excentrique ? Une aura spéciale émane de cet homme. C'est d'ailleurs la première chose qui la marque, avant même son âge, au grand soulagement de sa mère, qui connaît le tempérament capricieux de sa peste de fille.
Il est son aîné d'au moins vingt ans.
Mais il est plutôt bel homme, se dit Talulah. Elle s'était imaginé un vieux croûlant dont elle pourrait hériter de la fortune après quelques temps, mais non. Elle profitera de sa fortune du son vivant, finalement. Et elle pourra peut-être s'habituer à lui.
En tout cas, en voyant la belle robe blanche qui l'attend, faite de dentelles et de perles, elle se dit qu'au moins, elle pourra vivre sans craindre le lendemain, avec un train de vie encore supérieur à celui auquel elle est habituée.
Il n'y a qu'à voir la belle alliance d'or blanc et de diamant qu'il lui passe au doigt.
Oui, peut-être même pourrait-elle l'aimer, cet homme.
Décembre 2010
Cet hiver est particulier. Encore plus froid que les autres, a constaté Talulah en se réfugiant au coin du feu. Dehors, sur le parc de sa demeure, il neige à gros flocons.
C'est insupportable.
Voici bientôt deux ans qu'elle est mariée à James, qui a fini par lui pardonner d'avoir gardé son nom de jeune fille plutôt que de prendre le sien. Les deux époux, en société, donnent une image de couple solide et parfaitement accordé, malgré une différence d'âge qui n'échappe à personne. Elle est un bijou poli et brillant de mille feux à son bras, avec un sourire magnifique. Parfaite de bonnes manières, elle sait le mettre en valeur, faire la conversation, charmer les potentiels partenaires commerciaux et les conduire à écouter les arguments pas toujours très honnête de son époux.
Ils se complètent bien, et se portent une réelle affection. Mais on ne peut pas parler d'amour.
“
Mistress ?” La petite voix aigüe de l'elfe de maison, habituée à sa maîtresse qui refuse de lui adresser la parole si ce n'est pas nécessaire, est timide, craintive. Oh, Talulah ne s'en est jamais prise à elle. Mais son air dédaigneux, froid même, n'est pas des plus agréable. “
Master James wishes to talk to you.”
Maîtresse ? Maître James voudrait vous parler.Evidemment, ils font appartement à part, comme dans les vieilles traditions européennes. Il vient la visiter régulièrement pour qu'elle lui donne un héritier, en vain jusqu'ici, mais jamais en pleine journée.
“
Let him in.”
Fais le entrer. L'homme d'affaires fait ainsi son entrée dans les appartements de sa femme, occupée à peindre le paysage désolé qu'elle voit depuis sa fenêtre. Elle se tourne vers lui, intriguée, l'écoute l'informer d'un voyage d'affaires à venir. Il la veut présente à ses côtés.
Elle en sera bien sûr. Il ne peut en être autrement.
Alors, quelques semaines plus tard, elle le suit dans son périple dans le grand nord, emmitoufflée dans une longue cape de fourrure. Elle laisse son époux à ses affaires, se contente de le suivre lors des évènements mondains et occupe son temps libre avec un peu de tourisme, de shopping, de théâtre.
Et puis, lors de la dernière soirée dans ce pays plein de neige et au froid insupportable, on vient la tirer de son ennui. James est emporté dans un débat politique avec un ami – en tout cas, il l'a présenté comme tel – quand elle entend une voix grave s'adresser à elle.
“
May I keep you company, milady ?”
Puis-je vous tenir compagnie, Madame ?Il s'installe auprès d'elle une fois l'autorisation donnée. À partir de ce moment là, la soirée devient plus légère. La conversation, très banale au départ, devient peu à peu plus naturelle. Il parvient à la faire sortir de sa coquille, à la faire rire, de ce rire cristallin un peu retenu.
Au point que, lorsque la soirée s'achève, elle peine à le sortir de son esprit. Il ne lui a pas donné de nom, mais son époux l'informe qu'il ne s'agit que d'un simple secrétaire. Il envisage de l'engager, d'ailleurs, qu'en pense-t-elle ?
Printemps 2012
Il est difficile de se sortir un homme séduisant de la tête quand on le voit régulièrement. Désormais secrétaire de son époux, Aaron et Talulah se croisent chaque jour ou presque. Au début, cela se fait par hasard, et puis il semble que l'un comme l'autre fait son possible pour forcer le destin. Il travaille tard et dîne avec le couple, elle passe près du bureau de son époux et en profite pour échanger quelque plaisanterie avec le beau jeune homme.
Comment ne pas craquer ? Grand et musculeux, avec une voix grave et un sourire à croquer, il hante ses jours et ses nuits, même que James vient la voir une fois la lumière éteinte.
Ils se croisent, ils se frôlent.
Et un jour où ils se retrouvent seuls dans la bibliothèque, non loin de ce bureau où le maître des lieux travaille, ils se rapprochent un peu trop et échangent un long baiser passionné.
Elle qui n'était jamais tombée amoureuse, Talulah est frappée de plein fouet par un tourbillon de sentiments qu'elle peine à contrôler. Vivant un rêve éveillé, elle se laisse porter par cette idylle sans se soucier du tort qu'elle pourrait causer. Les mois passent, et le couple naissant s'enhardit. Ils s'embrassent derrière une porte, alors que le mari est juste derrière, sont moins discrets par rapport aux elfes de maison, osent se montrer devant une fenêtre alors que le personnel sorcier travaille dans le jardin…
La vie ennuyeuse de la capricieuse se métamorphose. Elle trouve un sourire qu'elle ne se connaissait pas, se surprend à chanter, réalise des tableaux plus colorés et plus vivants que jusqu'à lors. Son âme d'artiste se nourrit de cet amour naissant.
Jusqu'à ce jour où James doit s'absenter. Il demande, comme toujours à sa femme de l'accompagner lors de ces quelques jours de voyage. Elle feint alors de se sentir souffrante pour rester à demeure.
Et en profite pour vivre un rêve éveillé avec celui qui devient alors officiellement son amant.
C'est le retour de son époux qui sera le plus difficile. Mais les deux jeunes gens ne se démontent pas et profitent des appartements séparés pour se voir tout de même. Les nuits passent, et jamais les deux amants ne se font prendre.
Jusqu'à ce matin d'hiver, après près d'un an de liaison, où de sévères nausées soulèvent le coeur de la jeune femme. Un matin, deux matins, trois matins d'affilé. Le doute l'assaille, et elle comprend alors qu'elle est tombée enceinte.
De son amant, évidemment. Elle n'a pas couché avec son mari depuis des mois.
Elle s'empressera alors de rejoindre le lit de son époux pour dissimuler la mascarade. Aaron, quant à lui, fait savoir à la jeune femme qu'il refuse de laisser un autre homme élever son enfant. Ils pourraient s'enfuir, tous les deux, et partir vivre leur amour loin de ce monde qui ne leur convient pas.
Talulah tient bon : elle ne le lui dit pas, mais elle refuse de renoncer à son statut social, ainsi que la honte de s'enfuir ainsi avec un homme dont le sang n'est pas pur. Ils se disputent à plusieurs reprises, se réconcilient à chaque fois sur l'oreiller.
Les mois passent.
Le ventre se gonfle.
Talulah est morte de peur à l'idée d'accoucher, mais s'habitue à cette présence agitée qui la tire de sa peinture, qui égaie ses promenades dans les jardins de la demeure. Une fille ? Un garçon ? Peu importe, ce sera son bébé, et rien que son bébé.
Et puis, ce matin-là, tout bascule. Quand Aaron, à l'aube, pose la main sur le ventre de son amante une dernière fois avant de filer, Talulah sent que quelque chose cloche.
Il ne bouge plus.
Il ne bouge plus.
Et là, c'est la panique. Étonnamment, ce n'est pas vers son amant qu'elle se tourne, mais son époux. Et James se montre aussi solide qu'elle aurait pu l'espérer : il fait venir une sage-mage à la maison, et restera aux côtés de son épouse alors qu'on leur annonce que le coeur de l'enfant a cessé de battre.
Elle devra accoucher d'un mort-né.
C'est ce jour-là que la bulle de bonheur de la Sud-Africaine s'effondre. Quand on lui met, à sa demande, le petit corps dans les bras. Quand on enterre cet enfant qui n'aura jamais eu le plaisir de respirer. Quand elle refuse l'entrée de ses appartements à Aaron, incapable de voir celui qui est responsible de son malheur. Quand elle va se consoler dans les bras de son époux, le seul vers lequel elle peut, ironiquement, se tourner.
Et qui se montre d'un soutien incroyable.
Dès ce jour-là, les époux ne font plus jamais chambre à part. Chaque soir, l'un rejoindra l'autre dans ses appartements, et c'est ensemble qu'ils passent leurs nuits.
Aaron ? Elle refuse dès lors de le voir, et parvient même à convaincre James de s'en séparer.
Les ponts sont définitivement coupés.
Automne 2015
“
How can you… All these years, how have you managed to… Just do nothing, and be the perfect wife ?”
Comment parviens-tu… Toutes ces années, comment as-tu réussi à… Juste ne rien faire, et être l'épouse parfaite ?Assise aux côtés d'une amie avec laquelle elle assiste au dernier ballet mis en scène à l'Opéra Sorcier de Londres, Talulah se plaint de sa petite vie bien rangée. Il faut dire qu'être une épouse parfaite, femme au foyer dans un foyer vide d'enfant et de travail – les elfes sont là pour ça, après tout ! – et simplement gérer les allées et venues dans sa maison, montrer son visage aux dîners mondains… Quel ennui ! Elle avait apprécié cette oisiveté pendant plusieurs années, mais aujourd'hui l'ennui est le plus fort. Oh oui, comme lui fait remarquer son amie, elle a réussi à vendre quelques unes de ses
croûtes, comme elle les appelle affectueusement, et peut se dire qu'elle n'est pas si oisive que cela. Mais bon…
Elle aimerait pouvoir faire quelque chose. Travailler dans l'art peut-être ? Ou dans la critique d'art ! Oui, critiquer, c'est bien son rayon… Mais il faut avoir une formation de journaliste pour ça, et elle n'a jamais été très académique.
La discussion cesse alors que le spectacle commence. Le silence se fait dans la salle, mais Talulah n'oublie pas cette idée.
Elle n'a pas réellement de formation, ni de talent, mais peut-être peut-elle s'essayer à quelque chose ? Après tout, elle a un réel réseau, et peut facilement s'en sortir avec un peu de piston. Et puis, ce n'est pas comme si elle le faisait pour l'argent…
Alors dès le lendemain, elle commence à chercher, à faire fonctionner son réseau. Et c'est une réponse à laquelle elle n'avait pas pensé qui vient à elle : et la radio ? Cet animateur cherche quelqu'un pour l'aider à écrire sa chronique hebdomadaire. Elle s'y essaie alors, et s'y découvre un certain talent. Au point qu'au bout de quelques mois, on lui demande de reprendre la chronique.
On a constaté qu'elle a une voix particulière, un timbre idéal pour la radio, et on lui donne sa chance à l'antenne.
C'est ainsi qu'elle commence sa nouvelle vie de chroniqueuse avec ses flashs sur la vie culturelle dans la monde sorcier, qu'elle fait non sans humour.
Septembre 2017
“
Schwartz !” A l'appel du patron de la radio, la belle jeune femme se retourne. On a reçu les résultats d'audience quelques jours plus tôt, et sa chronique a un succès certain. Il veut donc lui donner une promotion, avec cette fois une plage quotidienne. On peut garder sa chronique hebdomadaire en plus, mais cette plage horaire là serait plus orientée vers des interviews d'artistes divers, allant de la chanson à la peinture, et sa sensibilité y serait très appréciée…
Elle accepte, évidemment. Le succès, ça peut monter à la tête, vous pensez bien. Un succès qui n'est pas du goût de tous, d'ailleurs. Son couple se délite en réponse à ce succès professionnel. James ne voit pas tout cela d'un très bon oeil, car il n'est plus nécessaire à sa femme, et doit la partager avec le reste du monde.
Le diamant parfaitement poli qu'il a épousé rayonne désormais de lui-même, sans nul besoin de son bras. Pire ! Lors de certaines soirées, c'est lui qui se retrouve dans la position de potiche !
Ça lui est difficilement supportable.
Alors que, paradoxalement, sa femme ne lui a jamais été aussi fidèle.
Octobre 2019
“
You look terrible, dear. You're working too much.”
Vous avez l'air épouvantable, mon ami. Vous travaillez trop.Talulah enroule ses bras autour de son époux. James a en effet l'air particulièrement fatigué. Il travaille énormément bien sûr, mais pas que. Elle a bien remarqué qu'il s'absente de plus en plus, qu'il rentre parfois tard sans jamais dire où il va.
Elle ne s'imagine pas qu'il oeuvre dans l'ombre pour un monde meilleur. Un monde plus ordonné, où chacun sera à sa place. Elle ne sait pas qu'il fait partie de ceux qui ont comploté pour la première attaque de Poudlard. Que s'il lui a conseillé une soirée en tête à tête pour la St Valentin plutôt que le bal mondain, c'est qu'il savait les risques encourus à s'y rendre. Qu'il s'est réjoui de la voir partir en Afrique du Sud quelques semaines cet été parce qu'il comptait se battre à Poudlard pour faire tuer la directrice.
Qu'il la protège, en même temps qu'il essaie de créer un monde idéal pour eux deux.
Finalement, il a peut-être fini par tomber amoureux de son épouse.
La question est de savoir si c'est réciproque… Ou si, une fois encore, Talulah préfèrera papilloner auprès d'hommes de son âge.