Yoshimasa Ashikaga | Kaoru Niikura

Je suis né dans une famille traditionnelle japonaise à l'illustre lignée de sang-purs. Je n'étais pas désiré, loin de là, et ma naissance n'a procuré aucune joie à personne. Mais pour vous raconter mon histoire, il faut d'abord que je raconte celle des Ashikaga...afin de vous faire comprendre d'où je viens, et quel genre de sang coule dans mes veines.

Les Ashikaga étaient d'illustres shôgun à la période Kamakura, l'équivalent du Moyen Âge en occident. Les shogun n'étaient censés être que des généraux de guerre, "seii tai shôgun", "grand général pacificateur des barbares". Mais depuis un certain moment, ils étaient devenus les véritables maîtres du Japon, détrônant aisément l'empereur. Je viens donc d'une famille de guerriers s'opposant à la noblesse traditionnelle de la cour de Heian-kyô, alias Kyôto...des guerriers tous sorciers, bien évidemment, car à cette époque au Japon, la sorcellerie n'était pas encore perçue comme un fléau ou une menace. Nous étions faibles en nombre, mais n'étions pas chassés pour autant. C'était pourtant une période de transition...puisque le pouvoir n'est pas resté longtemps aux mains des Ashikaga. Quelques années, tout au plus.

Les Tokugawa, une famille à qui nous avions donné beaucoup trop de pouvoir, nous ont évincé et presque éradiqués de la surface du territoire. Ce sont eux qui ont récupéré la place du shogun, et amadoué au passage la cour qui commençait à se rebeller. Cependant la venue ponctuelle de certains occidentaux, des hollandais, fut un coup dur pour eux; ma famille les regardait de loin se faire décimer petit à petit par l'opinion publique, qui ne voulait plus être dirigée par une petite élite guerrière; en vérité, ils ne voulaient plus des sorciers à la tête du pays, les jugeant trop instables et dangereux. Une histoire de religion occidentale gangrénant le pays, il me semble. Au débarquement des colons occidentaux, le début de l'ère Meiji pour les incultes, les Tokugawa se sont retrouvés en mauvaise posture; c'est au même moment que leurs femmes, des sorcières puissantes dont on sous-évaluait les capacités, écrasèrent leurs maris pour reprendre en main l'affaire familiale. Aidées des restes des Ashikaga, elles changèrent de nom et de fief pour s'installer plus au sud, loin du nouveau noeud de pouvoir, Edo. L'actuel Tôkyô, si vous préférez. C'est à l'arrivée de ces idiots de colons que les sorciers du Japon se sont véritablement cachés, changeant parfois d'identité comme nos deux familles. C'était soit ça, soit l'exécution. Nous n'étions pas très loin des procès de Salem, à ce niveau-là.

J'ignore quand nous avons repris les noms de Ashikaga et Tokugawa, nos deux familles restant étroitement liées depuis l'ère Meiji et son bouleversement politique, mais nous avons fini par assumer et cesser de nous cacher. Les japonais actuels ne connaissent plus la magie, comme si les occidentaux leur avaient lavé le cerveau...ce qui est un bonus pour nous, qui ne souhaitons pas nous mélanger avec eux. Un sorcier et un moldu? Et puis quoi encore? Ce serait dégoutant! Je sais que certains osent trahir leur sang, mais que ce soit les Tokugawa ou les Ashikaga, aucune de nos deux familles n'approuve ce procédé. Mais cessons les cours d'histoire, venons-en à mon propre récit.


Comme je le disais au début, je n'ai pas été un enfant désiré. Je suis ce qu'on appelle le fruit d'un viol incestueux, du moins c'est ce que pensent mes deux parents. De ce que j'ai pu comprendre dès mon plus jeune âge, mon oncle maternel, rendu sûrement fou à cause d'une certaine consanguinité propre aux familles de sang-pur, a tenté en vain de séduire une Tokugawa; il s'est rabattu sur ma mère, sa propre soeur, pour évacuer sa frustration d'être repoussé. Les femmes ne valent absolument rien dans notre famille; tout juste bonnes à tenir la maison, il n'est pas rare qu'elles ne portent même pas de nom comme dans l'ancien temps. Elle n'osa pas en parler, mais je crois que mon "père" l'a quand même su. Lorsque j'étais petit, je ne comprenais pas toute cette haine à mon égard. Chaque fois qu'elle me regardait, je sentais cette volonté de me tuer, de me détruire pour lui rappeler un homme effrayant que je n'ai pourtant pas vu très souvent. Une volonté que je ne voyais pas à l'égard de ma soeur, ce qui m'isolait un peu du reste du monde.

J'ai fini par grandir malgré l'indifférence de tous, celle de mes parents et de ma grande soeur, à écouter les pensées des gens autour de moi sans vraiment le vouloir. Ce don, cette malédiction, je n'arrivais pas à le contrôler. Je savais tout, j'apprenais des choses qu'un enfant n'aurait jamais dû savoir, je voyais des choses immonde dans l'esprit des adultes de ma famille. Je me suis fait à l'idée d'être seul toute ma vie, même si au début comme tous les gamins j'ai cherché à attirer l'attention sur moi; en vain. Alors je me suis rabattu sur les études. J'ai appris seul à lire, écrire et compter. Je n'avais pas besoin de parler, pas besoin d'instituteur puisque je pouvais chercher ce que je souhaitais dans leur esprit. Je me suis élevé seul, dans l'indifférence la plus totale de la part de mes parents qui, pour faire bonne figure, m'emmenaient parfois à des réunions de famille ou autres mariages arrangés; le plus souvent, avec des femmes Tokugawa.

Je suis entré à l'école à sept ans, en sachant déjà tout ce qu'il fallait savoir sur la magie. J'étais jeune, je n'avais aucun ami, mais je n'en souhaitais aucun. Plus que jamais maintenant que j'étais entouré de beaucoup trop de monde, ma malédiction me faisait souffrir. Quoi de pire que de pouvoir lire dans les pensées de tous ces inconnus, de savoir quand ils mentent et pourquoi, de savoir ce qu'ils imaginent? Les élèves...les professeurs...plus personne n'avait de secrets pour moi, mais c'était ce qui me faisait le plus souffrir. Chaque jour, lorsque je me rendais à l'école, ma tête bourdonnait de toutes ces voix que je n'arrivais plus à distinguer. Chaque soir, je rentrais presque en pleurs avec un mal de crâne digne d'un sortilège Doloris. Mais ce n'était que le début.

A onze ans, à Mahoutokoro, c'est le début du cycle principal de l'école. C'est à partir de cet âge que les élèves doivent rester à l'internat, enfermés avec d'autres, pour apprendre la vie en communauté peut-être et s'ouvrir aux autres. Pour moi, ça a été un pas de plus en enfer. Je n'arrivais plus à me concentrer sur quoi que ce soit, ne trouvant du repos que la nuit dans la bibliothèque, là où personne ne pouvait jamais me déranger. J'entendais les gens arriver avant même qu'ils ne passent le pas de la porte, je savais où me cacher. Je manquais de sommeil et m'endormais parfois en cours, mais j'arrivais tout de même à avoir de bonnes notes donc les professeurs n'en tenaient pas rigueur. Cependant ce n'était pas une vie pour un gamin comme moi, et je commençais déjà à devenir fou. Il fallait à tout prix que je découvre comment contrôler cette malédiction, ou je finirais par buter tous les êtres humains dans un rayon d'un kilomètre.
C'est aussi à onze ans que j'ai reçu ma première baguette, que mes parents ne m'ont pas acheté contrairement à celle de ma soeur; pas par manque d'argent, mais parce qu'ils ne voyaient pas l'intérêt de m'offrir quelque chose de neuf bien à moi. J'ai reçu la baguette d'une de mes grand-mères, une baguette qui ne me correspondait pas et me frustrait au plus haut point. C'était comme si...ma famille voulait me brider dans l'oeuf, m'empêcher de me rebeller avant même que j'y songe un seul instant. Paradoxalement, c'est ce qui m'a donné envie de me battre pour moi-même. D'apprendre, encore et toujours, de pratiquer, de lire tout et n'importe quoi sur les sortilèges et malédictions. Je voulais détruire ma famille jusqu'au dernier. Me venger sur ces hommes et ces femmes qui ont fait de mon enfance un calvaire, qui me détestent tant juste parce que j'existe. Etait-ce vraiment ma faute si j'étais un bâtard? Ils auraient dû me tuer à la naissance, puisqu'à seulement onze ans, me voilà déjà prenant le mauvais côté de la magie juste pour assouvir mes envies de meurtre. Je faisais cependant attention; à Mahoutokoro, nos robes changent de couleur en fonction de notre niveau et de notre magie, et si la mienne venait à prendre une teinte blanche, j'allais être renvoyé. Je ne pouvais de toute manière pas pratiquer cette magie...pour la première fois, je bénissais cette stupide baguette.

Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas le remarquer avant. C'est un Tokugawa, nos familles sont en permanence collées ensemble...et pourtant, ce type ne me disait absolument rien. D'ailleurs, s'il était là, c'est qu'il devait être entré à l'école à sept ans comme moi, non? Comment ai-je pu le rater? Ce n'est pas important...je l'ai trouvé cette année-là, en novembre, alors que je m'étais enfui du réfectoire sous le brouhaha constant des pensées et paroles des gens. Sur mon chemin, j'ai stupéfixé tous les élèves qui osaient penser un peu trop fort, et me suis retrouvé au bord de l'étang, loin du château et de ses habitants. J'étais seul...je n'entendais plus rien...ma tête bourdonnait toujours, mais ce n'était plus aussi douloureux. Cependant, je me trompais en songeant que j'étais seul ici. Un autre garçon s'était planqué avant moi. Un garçon calme, qui me fixait du regard...un garçon dont je n'entendais pas les pensées. Comment était-ce seulement possible?

Reste avec moi. Nous serons seuls tous les deux, contre le monde entier. Nous nous battrons ensemble main dans la main, et purifierons la terre de tous ses maux.

Je n'aurais peut-être pas dû me lier d'amitié avec lui, mais je ne regrette pas cet instant. Je regrette seulement que ça ait pris si longtemps pour nous trouver, tous les deux. Moi, le taré qui entend des voix...et lui, le garçon silencieux totalement hermétique au monde extérieur. J'ai décidé de ne jamais le quitter. Il était devenu ma bouée de sauvetage, ma bouffée d'air frais, le seul être capable de m'apporter calme et sérénité. De son côté, je crois que j'étais aussi une bénédiction. Sa volonté de mourir était bien trop forte même à un si jeune âge, et n'a jamais vraiment quitté son esprit. J'ai décidé dès le premier jour d'être son ange gardien, avant même de savoir que j'avais trouvé l'amour. A cet âge, et avec mon passé, on y croit plus trop, à l'amour. Malheureusement, nos vies sont marquées par la malédiction: sa famille le força à épouser ma soeur puisqu'il ne leur était d'aucune autre utilité, le conduisant au suicide alors qu'il n'avait pas quitté l'école; c'était la première fois que je le sauvais in extremis de la mort. Nous n'allions pas nous séparer. Nous vivrions cachés. Ensemble contre le monde...mon état d'esprit n'a pas beaucoup changé.

Je me suis malgré moi un peu éloigné de Shigure, ne revenant que de temps en temps pour lui offrir un répit et en réclamer un par la même occasion. J'ai été engagé comme stagiaire à l'hôpital magique de Nichitsu, au centre du Japon. Je suis ensuite passé médicomage, puis guérisseur sans trop de difficultés. J'ai toujours eu quelques facilités avec les études, et la médecine était une voie toute tracée pour moi. J'espérais ainsi en apprendre davantage sur les maladies et autres blessures magiques, les empoisonnements, les sortilèges les plus destructeurs. Malheureusement, travailler dans un hôpital pour quelqu'un comme moi était aussi intéressant que dangereux: les pensées des malades affluaient toujours dans ma tête, je ne pouvais les bloquer et je commençais à devenir complètement taré. Il m'arrivait de m'enfermer dans une pièce pour hurler, rire aux éclats tel un dément et me frapper la tête en espérant ne plus rien entendre. Je n'avais plus la résistance de mon enfance. J'étais devenu bon à interner...mais j'ai simplement quitté mon boulot à presque quarante ans, après presque vingt ans de bons et loyaux services. Comment ai-je pu tenir si longtemps? Grâce à Shigure, et seulement lui. Mais j'avais envie de changer de vie. Changer drastiquement, je veux dire. Vivre à ses côtés, ne plus nous cacher. Quitter cet endroit de tarés...sans pourtant oublier ma croisade contre ceux qui m'ont fait du mal.

J'ai récupéré Shigure à l'hôpital, après une énième tentative de suicide qui a cette fois bien failli l'emporter. Je lui ai fait part de mon désir de quitter le territoire, ainsi que de mes contacts en Angleterre qui nous seraient utiles. Il n'était pas trop chaud au départ, mais je ne lui laissais pas le choix. Lui aussi avait besoin de disparaître; la raison de sa dernière tentative, c'est que sa femme nous a surpris tous les deux à nous embrasser. Ca aurait pu être pire, mais c'était déjà beaucoup. Il devait s'éloigner. J'aurais dû l'emmener plus tôt, mais je n'étais pas sûr de moi...désormais sans travail, je n'avais plus rien qui me rattachait ici. Nous pouvions nous en aller. Enfin...

Je n'ai pas fait mes adieux à ma famille. Ils se fichaient de toute façon que je sois ici ou ailleurs, vivant ou mort. J'ai simplement rassemblé mes affaires, les siennes également, et nous sommes partis pour une nouvelle vie. J'ai trouvé une place de choix à la MUL grâce à mes contacts, même si beaucoup ont été surpris de voir que je ne souhaitais pas les rejoindre tout de suite. Il me fallait bien un métier pour le visa, non? Ce n'est pas parce que je suis devenu bibliothécaire que mes compétences en médecine se sont altérées. Au contraire...j'ai accès ici à davantage de bouquins qu'au Japon, et je sais que je pourrais trouver de nouvelles techniques de soin et de nouveaux sorts à contrer. L'apprentissage est la source de mon pouvoir. Je suis un atout majeur, dans un monde au bord de la rupture. Un atout pour l'un ou l'autre des partis. En déménageant, ma croisade a légèrement changé: je ne pense plus seulement à détruire les Ashikaga malgré le gâchis de tant de sang pur, mais à détruire tous les sorciers qui acceptent de mélanger leur sang pour créer des aberrations, tous les nés moldus, peut-être même tous les moldus aux alentours. Je souhaite sans vraiment me cacher recréer un ordre tel qu'il en existait au Japon par le passé, redonner un véritable pouvoir aux sorciers d'aujourd'hui. C'est à cause des occidentaux que nous avons tout perdu là-bas, il est normal que je vienne à mon tour sur leur territoire pour inverser le cours des choses, non? Dommage que personne n'y ait songé avant moi. Nous avons une revanche à assouvir.