Here we meet again

Il neige à gros flocons aujourd'hui.
Emmitoufflée dans un épais manteau couleur crème, la jeune femme laisse le talon de ses bottes claquer sur le sol humide. Isleen ne semble pas souffrir du froid, ou du moins ne pas s'en soucier. Elle a l'air plus préoccupée par le smartphone qu'elle tient à la main. Elle glisse un doigt ganté sur l'écran tactile, parcourt les stories qu'elle voit sur les réseaux sociaux sans vraiment les voir.
Elle bifurque à l'angle d'une rue de Londres, évite souplement un chat qui veut passer entre ses jambes. Elle redresse le nez, vérifie qu'elle se trouve bien là où elle le devrait, glisse le petit appareil dans une poche.
Dès qu'elle sera passée du côté sorcier de la ville, il sera à nouveau brouillé, elle le sait pertinemment. Alors elle a profité d'une balade côté moldu pour se mettre à jour.
Quand bien même la vie qu'elle affiche sur les réseaux n'est qu'un pâle récit édulcoré de sa vie. Si ses amis moldus savaient… Ils seraient encore plus époustouflés de cette vie parfaite.
Car la vie qu'elle mène est parfaite : elle est plus libre que chacun en rêve, réussit ses études avec brio, est une femme accomplie et ivre du bonheur simple de se savoir épanouie.
En bref : le rêve.
Bientôt, la jeune femme déboule dans une avenue noire de monde. Elle parvient toutefois à ne pas se faire remarquer alors qu'elle se glisse dans un pub à la dérobée. Elle salue le tenancier du Chaudron Baveur mais ne s'arrête pas faire causette aujourd'hui : elle a fort à faire.
Sur le Chemin de Traverse, peu de monde : on se protège de la neige dans les échoppes, on se réchauffe, on attend que l'averse se termine. Il n'y a guère que la brune pour s'engager dans les allées, les flocons s'accrochant à ses larges boucles noires.

Et puis, sans qu'on le voit venir, elle bifurque vers l'Allée des Embrumes.
Elle avait, quelques temps auparavant, passé commande chez un apothicaire pour obtenir quelques ingrédients pas toujours faciles à trouver. Suite à un problème de livraison, elle avait dû renoncer à sa commande – non sans un beau scandale auprès du commerçant.
Et en attendant, elle n'avait toujours pas ce dont elle avait besoin.
Alors, quand on ne trouve pas ce que l'on veut dans le circuit habituel, il ne reste plus que le marché noir. Et pour cela, il y avait une boutique idéale : Barjow&Beurk.
Isleen pousse la porte. Le vent arrête immédiatement de souffler, la neige cesse de tomber, et elle peut enfin goûter à la douce chaleur d'un feu de cheminée. D'une main, elle secoue son opulente chevelure pour l'en débarrasser de tous ces blanches impuretés, ouvre le bouton du col de son manteau.
Voilà qui était mieux. Moins engoncée, elle se sentait bien plus à l'aise.
“Hiya !” lance-t-elle pour se signaler à la personne qu'elle aperçoit travailler dans l'arrière-boutique.
Elle remarque du mouvement et s'approche alors de quelques pas encore pour pouvoir s'entretenir avec le commerçant. C'est qu'elle aimerait que ça se termine rapidement : l'heure du quatrième repas de la journée approche, et il est hors de question qu'Isleen saute le goûter. C'était un coup à faire une crise d'hypoglycémie avant le dîner. Et je ne vous parle même pas du point auquel elle peut devenir insupportable si les taux de gras et de sucre dans le sang deviennent trop bas…

“How much for a few ingredients from the black market ? Appart from the price of the said ingredients, I m-...”¹
Fidèle à elle-même, elle a commencé à parler avant même de faire face à son interlocuteur. C'est tout Isleen, ça : elle a toujours tant de choses à dire qu'elle ne peut pas se permettre d'attendre. Par contre, ce qui est plus improbable, c'est de la voir s'interrompre d'elle-même.
Et pour cause : cette silhouette, cet angle au niveau des mâchoires, et surtout, ces yeux…
On se méfie peu de la Gryffondor, toujours occupée à babiller et aussi facile à lire qu'un livre. On sous-estime sa mémoire, sa vivacité d'esprit, et sa capacité à tisser des liens.
Et puis, il faut quand même dire qu'il est difficile d'oublier une personne qui hante les souvenirs de l'enfance, s'ajoute aux amours adolescentes, et disparaît avec l'insouciance des jeunes années.
“Sweet Mother of Merlin...”²
Le souffle passe à peine ses lèvres.
Elle aurait pu s'évanouir. Elle aurait pu se frotter les yeux, ou se pincer. Elle aurait pu l'insulter.
Mais non.
Isleen préfère se jeter littéralement dans ses bras, dans une explosion de joie bien digne d'elle.
“Oh my God, Sasha ! I thought you had died !”³  Sans lui demander son avis, elle a enroulé les bras autour de lui et se serre contre lui – ou bien le serre-t-elle contre elle ? - tout en enclenchant un flot de paroles ininterrompues : elle aurait pourtant juré avoir assisté à son enterrement, même qu'elle avait mis sa plus belle robe noire, et qu'elle avait pleuré à chaudes larmes, parce que quand même, il était son meilleur ami, et puis il lui avait tellement manqué, et oh mon dieu mais où était-il passé et…
Isleen s'interrompt et s'écarte une demi-seconde pour le regarder dans le blanc des yeux.
“Where the hell had you gone ?”⁴
Sa mort ? Oh, elle était probablement fausse, et mise en scène.
Si elle doit l'interroger sur la question, elle ne le fera pas immédiatement ; peut-être même pas frontalement. Elle préférera obtenir de lui qu'il lui explique de lui-même… Ou pas.
Quand il ne s'agit pas de manger, il est toujours difficile d'y voir clair dans l'esprit de la potionniste.

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¹ Vous prenez combien pour des ingrédients obtenus au marché noir ? En dehors du prix brut des ingrédients, je veux d-...
² Sainte Mère de Merlin...
³ Oh mon Dieu, Sasha ! Je croyais que tu étais mort !
⁴ Mais où étais-tu donc passé ?

C'était une journée d'hiver à l'image de tant d'autres, morose et affreusement longue, la neige avait envahi la ville, recouvert les rues d'un épais manteau blanc qui deviendrait bientôt, sous les pas des londoniens toujours trop pressés, un amas de boue grisâtre, les clients se faisaient rares, si rares que tu pouvais les compter sur les doigts d'une main depuis l'ouverture, si rares que tu avais même fini par t'octroyer le droit de passer un peu de temps dans l'arrière boutique pour feuilleter un épais ouvrage que tu t'étais procuré il y a peu de temps et dont le contenu, s'il ne choquait pas dans cet endroit précis, était tout sauf recommandable, tout sauf le genre de lectures que tu aurais pu avoir autrefois.

Tu étais si absorbé par ce que tu découvrais, ou redécouvrais parfois, pages après pages, que tu n'entendis pas le claquement pourtant si familier de la porte d'entrée, pas plus que les grincements tout aussi familiers du plancher alors qu'une personne approchait, ce fut finalement sa voix qui réussi à te tirer de ta lecture. Retenant de justesse un soupir agacé alors que tu relevais les yeux vers elle, prêt à entamer ton discours de vente habituel, à plaquer sur tes lèvres ton sourire aussi charmeur et vendeur qu'il était faux, tu te figeas en voyant qui était face à toi, qui était la cliente exaspérante qui venait de t'arracher à ton activité si passionnante, le sourire s'étant transformé alors en expression de franche surprise, la bouche entrouverte comme pour prononcer des mots qui ne venaient pas, que ton cerveau encore trop choqué n'arrivait pas à formuler, ce fut finalement elle qui, de vous deux, réussi la première à dire quelque chose de vaguement sensé

Sweet Mother of Merlin...  

Et en tout honnêteté, tu n'aurais pas dit mieux.

Ce n'était pourtant qu'une demi-surprise, tu savais que tu avais pris un risque en quittant la France et en revenant ici, tu l'avais toujours su et pourtant, à force de beaux discours, Iwan avait fini par te persuader que personne ne te retrouverait jamais, que tout le monde avait fini par t'oublier, par renoncer, acceptant ta mort et continuant leur vie comme si rien n'était arrivé, Sasha Clarke ne devenant qu'un vague souvenir, un vestige du passé et que pour les autres, pour les plus acharnés, tu travaillais de toute façon dans un endroit où ils ne mettraient jamais les pieds.Il se trompait. Tous tes petits stratagèmes, ton semblant de sécurité, tout venait de s'effondrer, fragile comme un château de cartes, les cartes éparpillées à tes pieds.

Il y avait des milliers de choses que tu aurais aimé dire à cet instant précis, des milliers de choses que tu aurais rêvé de faire, mentir, fuir...Lui faire oublier même? L'espace d'une seconde tu y avais songé en sentant le poids familier de ta baguette dans ta poche, ça aurait été rapide, sans douleur et le secret aurait été préservé mais tu avais hésité, une seconde à peine, une seconde de trop, sans comprendre comment, sans comprendre pourquoi, c'était trop tard, elle venait de te prendre dans ses bras et de réveiller quelque chose en toi.
Tu savais concrètement ce que tu aurais dû faire à cet instant précis, la repousser, dire que tu ne savais pas qui était ce Sasha avec qui elle te confondait, peu importe à quel point tes yeux te trahissaient, mais tu n'arrivais pas à t'y résoudre, tu n'arrivais pas à résister face à tous les souvenirs que sa simple étreinte faisait remonter en toi, les souvenirs d'enfance, ceux de l'adolescence, des souvenirs d'une autre vie, une vie qui n'était plus la tienne et qui pourtant étaient si agréable à revivre, si agréable de s'y perdre l'espace d'un instant, consciemment ou non tu avais presque l'impression dans ses bras de pouvoir rentrer à la maison mais la réalité s'était vite rappelée à toi lorsqu'elle avait commencé à parler de ta mort, de ton enterrement, te rappelant qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible, que, impulsivement ou non, consciemment ou non, tu avais fait ton choix il y a bien longtemps, que tu pouvais bien la serrer aussi fort que tu le pouvais, que tu pouvais bien lutter contre les larmes, ça ne servait de toute façon à rien de pleurer, les dès avaient déjà été lancés, te laissant, lorsqu'elle s'écarta de toi, avec seulement le froid et le poids de tes regrets inavoués.

« Isak. Ici tu dois m'appeler Isak. Et je suis mort. »

Tu relevas alors les yeux vers elle et anticipant presque la réponse, un semblant de sourire se dessina sur tes lèvres, léger, presque imperceptible et pourtant bien présent, il y avait si longtemps que tu n'avais pas vraiment souri.

« Pas littéralement certes. »

Ou peut-être que si ?

Qu'elle est loin des pensées du jeune homme !
Qu'elle est loin de se méfier !
En même temps, elle n'a aucune raison de le faire : n'est-il pas un de ses plus vieux, sinon son plus vieil ami ? L'amitié n'est-elle pas question de confiance absolue ?
Oh, ma belle, tu vas être tellement déçue quand tu comprendras tous les tenants et les aboutissements de cette histoire…
Isleen lève un sourcil en entendant la réponse – et relève sans mal qu'il élude complètement sa question.
“Isak ?”
Quel drôle de nom. Quel vilain nom ! Il n'avait pas la voyelle traînante de sa version traditionnel. Il était plus abrupt, plus cassant. Plus râpeux sur la langue.
Ça ne lui allait pas du tout. Elle n'aime vraiment pas.
Et elle ne va pas se priver de lui faire savoir.
“What a lousy name !” commente-t-elle alors. “Of all the names in the world, did you have to choose that one ? 'Tis not as if there was half a billion other names, each sexier than the other ! I understand that you wouldn't pick an Irish name, but come on ! French names, or British names, or… Or something a bit fancier than Isak. Brr, such a lame name… You haven't changed a bit, your lack of taste is as dreadful as I remembered it.”¹
Oui, elle vient littéralement de disserter sur le choix de ce nouveau nom. Penser qu'elle ferait autre chose serait mal la connaître ; au contraire, il est surprenant qu'elle n'ait pas fait plus long.
Quoi que…
“Is it still possible to change it ? I have plenty of ideas. You would make a great Howard… Or Leonard ! Och, no, forget about that, you'd be a perfect Charles. You'd have to wear classier clothes, though, Charles do not look like that. They're dandies, so you'd need proper trousers, and a shirt. And a blazer. You'd be handsome like that.”²
Vous pensez qu'elle ne peut pas continuer comme ça ? Détrompez-vous ! Elle peut poursuivre sur cette lancée pendant des heures, passionnée par un monologue interminable. Combien de personnes se sont-elles laissées emporter par le flot ininterrompu de paroles de la Gryffondor ? Combien sont-elles mortes d'ennui ?
Le sourire sur les lèvres de son ami ? Non pas qu'elle ne l'ait pas vu, mais elle n'a pas conscience qu'il est devenu rare. Elle qui est toujours d'une humeur radieuse a bien du mal à envisager que quelqu'un puisse arrêter de sourire, de rire, d'être heureux, tout simplement.
“After all, new name means new character. What kind of character do you want to be ? Dandy, again, would fit you well. Charles the dandy.” Elle hoche sa tête bouclée, convaincue par sa propre idée. “Isak is far too… Too… Hard, too dark, it does not suit you at all at all.”³

Admirez la manoeuvre.
Car derrière la quantité impressionnante de paroles, la réflexion ne s'en fait pas moins. Elle cherche à comprendre, à obtenir des réponses sans poser de question, à noyer le poisson pour ensuite mieux le pêcher.
N'oublions pas qu'elle aurait parfaitement eu sa place à Serpentard.
Elle n'est pas idiote : l'allée des embrumes n'est pas un repère de personnes fréquentables. Barjow&Beurk non plus. C'est exactement la raison de sa présence ici.
Il est de son avis qu'un jeune homme comme Sasha n'a rien à faire ici. Ce n'est pas son milieu naturel, ce n'est pas lui. Est-ce pour son personnage ? Elle l'espère.
Son instinct, pourtant, lui rappelle qu'on ne prétend pas être mort quand on n'a rien à se reprocher. Est-ce que cela lui pose problème ?
Elle n'en a rien à carrer. Elle ne s'estime pas en position pour faire des choix à la place des autres. Fréquentable, non fréquentable, magie blanche, magie noire, tout cela n'était que perceptions et questions éthiques.
L'Histoire était faite par les vainqueurs. Vivraient-ils dans un monde dominé par la magie noire qu'ils estimeraient que la magie blanche est le mâle absolu.
Tout est question de point de vue, estime la scientifique.

Un bruit disgrâcieux.
Voici qui interrompt la jeune femme dans son monologue. Elle hausse les sourcils avant de les froncer, pose une main sur le haut de son ventre.
Elle a faim, et son estomac se rappelle à son bon souvenir.
C'est l'heure du goûter.
Ils ne peuvent pas continuer cette conversation ainsi. Il leur faut un chocolat chaud chacun, et une brioche. Ou une crêpe. Ou une part de tarte. Quelque chose à manger, quoi.
Des retrouvailles en bonne et dûe forme doivent se faire attablé, les fesses sur une chaise, avec de quoi s'abreuver et se sustanter. Sasha est en plein travail, mais sa boutique ferme sans doute bientôt non ? Après tout, dans ce pays de barbares qu'est l'Angleterre, la majorité des commerces ferme à dix-sept heures…
Une hérésie qui serait impensable en Irlande.
“Are you closing soon ? We have to catch up, and I wouldn't say no to a hot chocolate. You know the ones, with all the wee marshmallows in it ?”⁴
Sasha a peut-être changé de vie, Isleen reste fidèle à elle-même.
Bavarde comme une pie, et avec un appétit d'ours.

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¹ Quel nom tout pourri ! De tous les noms du monde, il fallait que tu choisisses celui-là ? C'est pas comme s'il y avait des millions d'autres prénoms, tous plus sexy les uns que les autres ! Je comprends que tu veuilles pas d'un nom irlandais, mais quand même ! Des noms français, ou britanniques, ou… Ou quelque chose d'un peu plus sympa qu'Isak ! Brr, c'est un prénom tellement naze… T'as pas changé, ton manque de goût est toujours aussi désespérant que dans mes souvenirs.
² Tu peux toujours en changer ? J'ai plein d'idées. Tu ferais un super Howard… Ou bien Leonard ! Oh, non, oublie ça, tu ferais un Charles parfait. Tu devrais porter des fringues plus classes par contre, les Charles ne ressemblent pas à ça. C'est plutôt des dandy, donc il te faudrait un vrai pantalon, et une chemise. Et un blazer. Tu serais séduisant comme ça.
³ Après tout, nouveau nom, nouvelle vie. Quel genre de personnage voudrais-tu être ? Un dandy, encore une fois, ça t'irait bien… Charles le dandy. Isak est beaucoup trop… Trop… Dur, trop sombre, ça te va pas du tout.
⁴ Tu fermes bientôt ? Il faut rattraper le temps perdu, et je ne dirais pas non à un chocolat chaud. Tu sais, celui avec tous les petits chamallows !