Histoire
Dans certaines légendes, on commence par décrire au lecteur le cadre idyllique dans lequel le héros ou l’héroïne évolue. On vous explique combien cet endroit est fabuleux, chargé de secrets et d’une magie si extraordinaire qu’il est presque possible de l’effleurer du bout de votre doigt de pauvre mortel. On vous parlera d’un château majestueux surplombant les plus noires forêts, havre de paix dans un monde fait de guerres et de méfiance ; on vous dressera le merveilleux portrait d’enchanteurs, à la surperbe magnifiée par la vilenie des sorcières ; on vous vantera enfin la beauté de cette femme, à la chevelure digne des plus belles cascades, ou le courage de cet homme, que rien n’effraie, pas même le terrible dragon gardant sa promise à l’abri du monde extérieur.
Dans le présent récit, nul princesse à sauver.
Toutefois, vous y trouverez dragons à foison, enchanteurs courageux, châteaux merveilleux.
Alistair eut la chance de voir le jour dans un monde d’une paix délectable.
C’était un jour d’hiver, et le vent du nord soufflait sans discontinuer, sculptant les falaises, soulevant les vagues, ployant les arbres. Face au déchaînement des éléments, toutefois, le château MacFusty reste imperturbable ; il se dresse avec une fierté toute écossaise, tient tête au plus mauvais temps, défie la nature de venir l’arracher à l’île à laquelle il semble soudé. Ses pierres grisâtres sont noires de pluie ; l’eau reflète parfois une douce lueur orangée émanant des fenêtres. L’effervescence interne lui donne une majesté sans pareille, alors que la silhouette austère se détache de la nuit et projette quelques points de lumière dans le paysage tourmenté.
À l’intérieur, on est indifférent à l’hiver qui frappe à la porte. Les Écossais, habitués aux caprices du temps, sont davantage occupés par l’annonce du travail commencé par la femme du chef de leur clan. L’arrivée de l’héritier secoue les spectres qui vont et viennent autour de Aoife MacFusty, et ce malgré les invectives pour le moins acides qu’elle leur sert. Daibhidh, son époux, est tenu à l’écart de cette agitation, jouant nerveusement aux échecs contre l’arrière-grand-oncle Duncan - mort deux cents ans plus tôt - dans l’espoir de se vider l’esprit.
Les cris de la mère en couches font écho au mugissement du vent extérieur. La flamme d’une bougie vacille dangereusement alors qu’une sage-femme annonce apercevoir la tête. On s’agite, on se bouscule.
Et puis, finalement, les pleurs d’un bébé déchirent le silence soudain, comme si tout un chacun, jusqu’à Mère Nature, s’était tu pour accueillir comme il se devait la nouvelle vie.
“
It’s a boy.”
C'est un garçon.L’enfance est bien souvent le berceau des illusions les plus douces, des désirs les plus purs. On oublie l’égoïsme, on oublie la cruauté naturelle résultant de la maladresse et du franc-parler de ces petites têtes blondes. Notre petite tête rousse n’échappe sans doute pas à la règle, si ce n’est que l’enfant qu’il est se montre d’un naturel calme et docile, peut-être un peu bavard.
Mais surtout : un véritable casse-cou. Sa mère dit souvent qu’il est bien le fils de son père, à ainsi partir à l’aventure auprès des enclos où l’on soigne les dragons, sa couche encore à moitié défaite. Et les années qui suivront ne feront que lui donner raison : un bras cassé par-ci, une cheville tordue par-là, le petit garçon n’a peur de rien et multiplie les incidents, les bobos sans conséquence, les blessures plus graves. Les larmes aux yeux toujours, mais avec une volonté de fer de ne pas les laisser couler.
“
Boys dinna cry,” avait dit Papa, espérant faire de son fils un homme solide.
Les garçons ne pleurent pas.Entre deux escapades, l’enfant passe plus de temps sur les épaules de son père que dans les bras de sa mère. Il approche ces créatures aux grands yeux jaunes, les observe avec une fascination que ses grands yeux bleus ne peuvent dissimuler. Il apprend à grimper le long des falaises les plus abruptes, ou du moins est-ce le souvenir qu’il en garde. Sous l’oeil attentif des adultes, il apprend aussi à lire et à écrire, jongle déjà entre plusieurs langues – le français de la Tante Hildegarde, le gaélique de l'archipel, l'anglais du monde extérieur ; il en résulte un dialecte bien à lui, avec une grammaire approximative et un mélange des trois langues dans lesquels il baigne, ce qui est le propre de l’enfant bi- ou trilingue. Il est encore très jeune, mais tout doucement, on le prépare au rôle qu’il aura à tenir à l’âge adulte ; on lui apprend notamment à jouer aux échecs, pour encourager son esprit stratégique à se développer. On lui enseigne les traditions, et il assiste dès ses cinq ans aux rituels de passage à l’âge adulte des jeunes sorciers du clan ayant atteint la majorité.
Il n’est jamais en contact avec les moldus, rarement avec le monde extérieur aux îles sur lesquelles il grandit. On lui explique, bien sûr, le statut de l’archipel, son rapport au moldu, au monde sorcier ; mais même la version simplifiée n’intéresse pas l’enfant, trop jeune pour avoir ne serait-ce qu’envie de se pencher sur la question.
La magie fait partie de sa vie de tous les jours. S’il ne croise jamais d’elfe de maison, il voit les enchantements exécutés par les adultes du clan, discute avec les spectres de ses ancêtres, passe de longues heures à observer le vol des dragons. Il sait la brume qui entoure constamment l’archipel et les protège des curieux, moldus et sorciers.
Comme peu d'enfants sorciers de cette époque, il évolue dans une félicité quasi-constante, et une insouciance inégalable. Il utilise ses pouvoirs sans s’en rendre compte, sous l’oeil attendri d’une mère attentive, parfois pour finir plus rapidement ses devoirs, parfois pour s’aider dans une expédition - déverrouiller une porte, à cause de la frustration provoquée, par exemple. Tout semble naturel, tout semble aller de soi.
La lettre de Poudlard est attendue, lorsque le petit jeune homme atteint enfin l’âge de onze ans. Il n’est pas spécialement heureux d’apprendre qu’il devra, dans les années à venir, passer de longs mois loin des siens. Il n’est pas ravi non plus de devoir se rendre
jusqu’à Londres pour prendre un train qui va le conduire en Écosse.
“
Woooow, that is huuuuge !”
Wooow, c'est énoooorme !Indifférent au commentaire d'un né-moldu derrière lui, Alistair reconnaît intérieurement qu'en effet, le château est monumental. Celui qu'il connaît depuis sa naissance est ridiculeusement petit en comparaison. Occupé à admirer les escaliers qui se déplacent, il n'écoute que d'une oreille les explications qu'on leur fait de la Cérémonie de la Répartition. Il faut que Eoin, un camarade irlandais rencontré dans le train, le tire par la manche pour qu'il suive le mouvement et entre dans la Grande Salle.
Il se montrera alors plus concentré, tant sur l'accueil qu'on leur fait que sur la liste des noms. Ces derniers se succèdent, jusqu'à…
Boyle, Eoin !Le garçon du train s'avance jusqu'au tabouret, s'y installe un peu maladroitement.Le Choixpeau est posé sur sa tête, et le silence suit brièvement, jusqu'à…
Gryffindor !Un sourire répond à celui du garçon. Enfin, Alistair s'interroge sur la maison qui l'accueillera. Gryffondor, comme la majorité de sa famille ? Serpentard, comme la Cousine Emily ?
Il ne sursaute pas en entendant son nom et s'avance d'un pas assuré en apparence, n'en menant en réalité pas fier face au Choixpeau. Il n'aime pas ne pas comprendre la magie qui l'anime. Il n'avait jamais rien vu de tel, et n'a pas tellement confiance.
Par contre, il sursaute lorsqu'il entend une voix se faire une place dans sa petite tête de linotte. On s'interroge sur sa personnalité, on vante son courage, on relève sa soif d'apprendre et de comprendre. Il sent l'hésitation, étudie déjà la question.
Où irait-il, lui, s'il devait choisir ?
Ravenclaw ! entend-il finalement.
Surpris.
Mais sans discuter, il se laisse couler du tabouret, et va rejoindre la table des Bleu et Bronze.
Serdaigle. Ça allait jaser, au château : c'était sans doute le premier MacFusty à y entrer depuis des siècles.
“
Legilimens !”
Une lourde chute dans un couloir. Les grands yeux jaunes d'un dragon. Un baiser humide au détour d'un couloir.
Le défilé de souvenirs se coupe brutalement. Alistair a le souffle court, jette un regard noir à son père lorsque ce dernier estime qu'
elle était mignonne, cette jeune fille, et redresse l'échine, prêt à repartir.
Avec son entrée à Poudlard, Daibhidh s'était mis en tête qu'il fallait protéger les secrets du clan, et donc apprendre à son fils le noble art de l'Occlumancie. Autant dire que l'adolescent n'est pas très enclin à partager ainsi avec son paternel les souvenirs de son premier baiser, encore moins de subir les plaisanteries graveleuses que ce dernier peut avoir à ce sujet.
“
Legilimens !”
L'achat d'une baguette en bois de cèdre. Une course folle dans les couloirs de Poudlard. Une bagarre contre un Serpentard.
Alistair peine encore à repousser les assauts et râle contre l'acharnement de son paternel. Ce dernier lui rétorque qu'il s'agit d'un mal nécessaire.
L'adolescent râle de plus belle.
Sans se douter une seconde qu'il devrait chérir ces moments privilégiés avec son père, avant qu'il ne soit trop tard.
“
MacFusty !”
Un coup de baguette plus tard, Alistair et Eoin se retrouvent nez à nez avec le Directeur de la Maison Serdaigle. À leurs mines pas très nettes, ce dernier comprend qu'il interrompt les adolescents en plein méfait. Pourtant, cette fois, il passe l'éponge ; les deux adolescents n'écoperont pas d'une retenue ou d'un retrait de points. Il n'est pas là pour ça.
“
MacFusty, go back to the tower and pack your suitcase. You're going home.”
Allez dans la tour et faites votre valise. Vous rentrez à la maison.Les deux garçons échangent un regard. Une exclusion ? Mais ils n'avaient encore rien fait ! Et puis, pourquoi l'un, et pas l'autre ?
On ne leur laisse pas le temps d'y réfléchir, car l'enseignant réitère l'ordre et intime à son élève de se dépêcher, et de le retrouver dans son bureau. Ce dernier abandonne la lutte et s'exécute, arrivant une heure plus tard dans ledit bureau. C'est avec surprise qu'il y trouve sa mère, vêtue de noir.
Il ne pose alors pas la question qui lui brûle les lèvres. Blême, il s'approche de la femme qui l'attend et lui prend tendrement la main.
Il a compris.
Le son des cornemuses subsiste dans l'air, bien qu'on ait cessé d'en jouer. Même les dragons ont décidé d'arrêter de rugir, là haut dans leurs nids.
Les sorciers lèvent leur baguette d'un même mouvement. Aoife, drapée dans une robe noire, lève la sienne avec un temps de retard. Alistair, le dos droit, les yeux cernés, observe le rituel sans y prendre part.
Papa est mort.
Il a vécu les derniers jours comme dans un mauvais rêve. Le retour de Poudlard. Les condoléances présentées. Les interrogations quant à la succession, étant donné que le seul héritier n'est pas encore majeur.
On lui a dit qu'une expédition vers les nids avait mal tourné. Les dragons n'étaient pas tout à fait d'accord avec leur présence là, ils n'avaient pas eu le temps de redescendre.
De fil en aiguille, ils avaient perdu le chef de cordée.
Et maintenant ?
La main d'Aoife vient serrer l'épaule de celui qu'elle perçoit encore comme son petit garçon. Elle prendra la suite, dans un genre de régence, jusqu'aux dix-sept ans de son fils.
Mais celui-ci ne se l'imagine pas encore. On vient de l'arracher à l'enfance de la façon la plus abrupte qui soit. Dès lors, il deviendra l'adolescent, puis l'adulte taciturne que l'on connaît maintenant. Muré dans un silence duquel il peut être hardu de le faire sortir.
La rage.
Il n’y a pas d’autre mot pour expliquer ce que ressent Alistair. Armé de sa douleur et de sa frustration, il se déchaîne littéralement sur toute sa chambre, frappant les meubles, cassant des affaires qui, de toute façon, ne prendront que quelques secondes à réparer.
Aoife a été complètement démunie face à la brusque colère de son fils et, incapable de le calmer, a fini par le laisser se défouler à sa façon. Il commence à avoir mal aux poings, aux genoux, mais il continue de déverser sa fureur sur tout ce qui l’entoure.
Il a encore, collée sur la rétine, l’image de la barque enveloppant le corps sans vie de son père pour l’emmener vers le large. Il a encore la gorge serrée de voir les flammes s’élever et dévorer les restes d’un chef de clan mort malgré la présence des siens. Il se sent encore étouffé par les conventions qui l’ont empêché de pleurer toute la peine qu’il ressentait.
Maman l’a assuré qu’on ne le jugerait pas, qu’il était normal de pleurer.
Il n’a pas pu. Il aura fallu attendre que la rage prenne la relève pour que les vannes s’ouvre et que, la vision brouillé, l’héritier des MacFusty ne décide de se briser les poings contre une armoire, un bureau, un mur.
Il en veut à son père d’être parti.
Un hurlement de bête blessée échappe au jeune garçon alors qu’il donne un nouveau coup dans un meuble. Il voudrait continuer mais la porte de sa chambre s’ouvre et voici qu'un ami de la famille l’attrape, le soulève sans mal, et le maîtrise malgré toute la volonté que l’adolescent met, du haut de ses douze ans, à se dégager.
Il reste sourd aux cris, attend que celui qu’il voit comme un enfant se calme. Et, privé ainsi de ses mouvements, Alistair ne tarde pas à abandonner la lutte, laissant ses épaules se secouer de sanglots incontrôlés.
Il lui faudra encore un moment, de longs mois, avant de pouvoir visiter la tombe de son père ; avant d’accepter les implications pour lui ; avant de faire son deuil.
Le héros de son enfance n’était pas immortel.
Il n’était pas revenu hanter le château non plus.
“
Well, it could be worse, couldn't it ?”
Ca pourrait être pire, non ?Face à l'otarie, visiblement heureuse d'être là, Alistair n'est pas du même avis que son comparse. Vouloir faire tourner la bibliothécaire en bourrique, soit. Lui voler une table en la métamorphosant en otarie, passe encore. Mais la garder près de soi à grand renfort de poissons…
Mais quelle idée de nourrir une
table…
Le regard de l'adolescent en dit long sur l'appréciation qu'il a de l'idée de son meilleur ami. Eoin a toujours eu un penchant pour la métamorphose, mais maintenant qu'il est dépassé, il vient quémander l'aide de l'Ami des Bêtes, comme il l'appelle.
Lui rappeler que lui, son truc, c'était plutôt des bêtes de dix tonnes crachant du feu n'avait bien sûr aucune utilité.
Un nouveau poisson est lancé à la bête. Alistair doit se faire violence pour ne pas craquer. Eoin n'arrive plus à inverser le sort, évidemment. Et puis, il faut aussi ramener la bête à la bibliothèque, accessoirement. Le plus discrètement possible, histoire d'éviter une retenue bien sentie.
Préférant ne pas penser aux conséquences – la table allait sentir le poisson, maintenant – Alistair attrape le seau que son comparse est allé piquer aux cuisines et avance dans les couloirs sans un regard derrière lui. L'animal ne tarde pas à le suivre – ou plutôt à suivre la source de nourriture – jusqu'au quatrième étage.
Par chance, les couloirs sont déserts.
Pour le moment.
Eoin se précipite sur la poignée de la porte, retenu par son ami qui lui, se tourne vers l'otarie, baguette à la main.
“
Finite,” murmure-t-il.
L'otarie se trouble. Puis, dans un craquement un peu sinistre, disparaît au profit d'une lourde table en bois massif. Et le Gryffondor, penaud, sort à son tour sa baguette pour faire léviter la table et la remettre à sa place.
“
Yeah, yeah, I know, I'm an idiot, I should have thought of that,” anticipe le jeune garçon face à l'air goguenard et victorieux du Serdaigle.
Ce ne sera jamais qu'une des nombreuses bêtises faite par l'un, réparée par l'autre. Quand ils ne s'y mettent pas les deux.
“
Muggles ? May I remind you that you know nothing about muggles ?”
Les moldus ? Saurais-je te rappeler que tu ne sais rien des moldus ?Alistair hausse les épaules, observant la mer clapoter contre la coque du bateau. La navette qui relit l’archipel sorcier aux îles moldues est déjà en vue des côtes de l’île de Skye, alors qu’il explique à son ami anglais les motivations qu’il a à se rendre sur les terres non-magiques. Il veut se perdre parmi les moldus, oublier qu'il a seize ans, que dans un an il sera majeur, que dans un an il aura d'autres responsabilités et qu'il pourra oublier toute la liberté dont il peut jouir à présent.
Voguer dans le monde moldu n’était pas sans risque : fils de sorciers ayant grandi dans un monde sorcier, il ne connait rien d’eux. Il sait à peu près s’habiller comme eux, comme beaucoup de jeunes sorciers - même si Eoin a dû lui expliquer que
non, le kilt n’est pas une tenue de tous les jours chez les moldus - mais ça s’arrête là. Et le cours accéléré que son ami tente de lui donner en prévision n’est écouté que d’une oreille.
Lorsque la navette, aux allures de Drakar, attache les amarres, les deux adolescents touchent rapidement le sol et c’est avec un regard plein de curiosité qu’Alistair observe le nouvel environnement qu’il croise. Dès le port, tout est différent, des bateaux aux tenues des gens, en passant par leur façon de parler. Le jeune homme est particulièrement intrigué par les morceaux de papiers qui leur tiennent lieu de gallions, mais est très vite entraîné hors des quais par Eoin, pour se perdre un peu plus loin dans la ville côtière. L’été est bien présent, et aujourd’hui est, par chance, une des rares journées de soleil qui vient caresser les paysages de l’Écosse.
Les touristes ayant fait le déplacement sont ravis par cette chance, et furtent gaiement entre les échoppes de Portree, prennent des photos de la mer et des îlots qu’on aperçoit au loin. Une ombre passe fugacement au dessus des deux compères, et Alistair lève instinctivement les yeux au ciel. Il a à peine le temps de reconnaître la silhouette imposante d’un dragon mâle avant qu’il ne disparaisse dans un nuage. La vitesse de l’animal le rendant impossible à identifier pour un oeil non-entrainé, il ne se formalise pas d’un tel coup d’éclat et se contente de sourire en regardant autour de lui.
C’est une excellente journée qui s’annonce.
Et il ne sait pas à quel point ; malgré les moqueries d'Eoin à chaque sursaut de son ami - et croyez moi qu’entre les passages de voiture et la découverte du téléphone, Alistair n’en finit pas - il y trouve son compte et se laisse tomber, en fin de journée, sur le sable chaud d’une plage. Les deux jeunes garçons restent silencieux, ricanent parfois bêtement face à la forme ridicule que prend un nuage, s’inquiètent des formes orageuses qui s’avancent vers les côtes. Indifférents aux cris d’enfans, aux rappels de parents qui se font parfois entendre, ils échangent des remarques salaces, se taquinent, éclatent d’un rire complice. Et, alors que la lumière décline, l’Écossais se redresse sur un coude, comme s’il semblait se souvenir qu’il devrait un jour rentrer au château.
“
Ahem… Ello ?”
Les deux garçons, affalés dans le sable, se tournent sur un coude. Une jeune fille de leur âge se tient derrière eux, l'air mal à l'aise derrière ses long cheveux noirs. Alistair accroche immédiatement les yeux noirs et se redresse sans réfléchir.
“
I am… euh… I am lost ? Oui, I am lost,” tente d'expliquer la demoiselle, hésitante, dans un discours empreint d'un fort accent qui n'a rien de local. Eoin, interloqué, se redresse à son tour.
Je suis perdue, dit-elle ?
Il ne faut pas être un génie pour comprendre qu'ils sont face à une touriste. Ni pour identifier l'accent. Ou pour anticiper Alistair, qui ne sait pas rester insensible aux charmes d'une jolie femme.
“
Perdue ? Vous êtes seule ?”
La surprise se lit d'abord dans les grands yeux noirs. Elle regarde l'un des deux garçons, puis l'autre. Elle se reprend toutefois rapidement : elle a trouvé quelqu'un qui parle français, elle ne va pas laisser passer sa chance. Elle lui explique alors qu'elle est ici en vacances avec ses parents, qu'elle les a perdus de vue, et à force de les chercher, s'est perdue. Elle est parfaitement incapable de retrouver son chemin, son B&B, ou même l'office du Tourisme. Les deux jeunes hommes se consultent d'un regard, échangent rapidement quelques mots et décident de venir en aide à la demoiselle en détresse.
Quand bien même ne connaissent-ils pas mieux la ville portuaire que la jeune fille.
Ils tournent dans les ruelles, alors qu'Eoin reste un peu en retrait, conscient de l'alchimie qui se fait entre les deux autres parties. Il faut dire aussi qu'il ne parle pas un mot de français, alors…
De fil en aiguille, ils remontent toute la ville dans ses ruelles sinueuses jusqu'à rejoindre une grande route. Ils la suivent en papotant gaiement, Alistair commettant diverses maladresses que la jeune fille prendra comme des erreurs de langue. Et puis, à l'entrée de la ville, un grand bâtiment se détache, devant lequel sont garées de nombreuses voitures.
“
Oh, c'est là ! Merci, merci, merci !” s'exclame l'adolescente en reconnaissant l'hôtel. Elle se tourne alors vers les deux comparses, un immense sourire aux lèvres.
Un magnifique sourire aux lèvres.
Elle se jette au cou d'Alistair, fait retentir un baiser sonore sur sa joue – laquelle prend subitement quelques teintes. Puis se tourne vers Eoin, à peine moins enthousiaste, et lui adresse un sourire ravi.
“
Ssank you a lot, boys !” claironne-t-elle alors. “
A une autre fois !”
De retour sur le bateau, Eoin se retient de faire la remarque qui lui brûle les lèvres. Cette charmante demoiselle plaît à son meilleur ami, ça crève les yeux. Il a le regard brillant, un sourire rêveur aux lèvres, et n'a pas décroché un mot depuis le baiser qu'elle a claqué sur sa joue. Non pas que ce dernier constat soit tellement inhabituel, Alistair n'a jamais brillé par son bavardage…
C'est donc tout à fait surprenant qu'il prenne la parole, la voix un peu forte pour couvrir le furieux clapotis des vagues. Et le Gryffondor de répondre d'un sourire moqueur face à l'ignorance de son meilleur ami.
“
Eoin… What is a B&B ?”
Veste en cuir de dragon sur le dos, Alistair observe le large d'un air rêveur. Il a fui le château dès qu'Eoin est rentré chez lui. Ce dernier n'a pas résisté à l'envie de balancer leurs aventures du jour au moment du dîner. Et aussitôt, il a vu le regard attendri de sa mère, celui réprobateur de la Tante Hildegarde, celui goguenard de l'Oncle Gregory. Renfrogné, enfoncé dans un mutisme obstiné, il a refusé de répondre à quelque question que ce soit.
Et au petit matin, après le départ de son meilleur ami, il s'est dirigé tout droit vers la navette qui relie l'archipel au monde extérieur.
La brume s'est dissipée depuis le petit matin. Il va faire beau, aujourd'hui, se dit-il en admirant un ciel peu couvert. Le soleil est déjà haut.
Il faut que la faim se fasse sentir pour qu'il décide à se lever. Il époussette son kilt au tartan rouge et noir, étire son corps pour évacuer la douleur des muscles engourdis.
Il avait espéré revoir la jeune fille de la veille. Charlotte, avait-elle dit s'appeler. Il avait été charmé dès le premier coup d'oeil. Ses longues boucles d'ébène, ses grands yeux noirs, sa peau diaphane, son air timide…
Et son sourire…
Un soupir plus tard, il s'assure de la tenue de son sporran et retourne longer la plage pour rejoindre le port.
“
Alistair ?”
Il se raidit instantanément. Et se tourne avec une lenteur infinie.
Elle est là.
Radieuse.
Il s'était imaginé cette scène pendant des heures, la veille, au fond de son lit. Il devait jouer au jeune homme mystérieux, un peu indifférent, pour obtenir son attention. C'est ce qu'il faisait, à Poudlard, quand il lorgnait sur une croupe appétisssante, et ça marchait à tous les coups.
Autant dire que là, c'est un fiasco monumental à partir du moment où le sourire vient fleurir de lui-même sur son visage.
Il est content de la voir.Elle a faussé compagnie à ses parents, volontairement cette fois. Elle a prévu une carte de la ville, cette fois, ajoute-t-elle en riant de sa maladresse de la veille. Lui ferait-il visiter un peu les lieux, lui qui était manifestement de la région ?
Manifestement. Il faut dire qu'avec son kilt, il ne passe pas inaperçu.
Ils se promènent, et le jeune homme, loin de lui faire faire le tour des attractions touristiques, s’amuse à la promener le long des côtes, à lui faire sentir l’odeur de la mer, à lui faire ressentir le mugissement de l’océan. Il l’aide à descendre d’une petite falaise - comprendre pas plus haute de trois mètres - et la fait se hasarder dans une crique isolée du reste du monde. Ils discutent de tout et de rien, et lui en apprend un peu plus sur elle : elle est française, a quinze ans et est en vacances ici pour encore deux semaines. Ses parents avaient longuement hésité entre ici et Édimbourg, mais le calme des Hébrides, peu appréciées des touristes, l’avait emporté. Elle ne parle pas très bien anglais et a donc du mal à se faire des amis ici, et c’est une chance, dit-elle - flattant ainsi l’égo du jeune mâle - qu’elle soit tombée sur lui qui parle français.
Elle lui demande s’il apprend le français à l’école, il esquive en lui répondant qu’une tante éloignée est française et ne parle pas anglais. Elle s’interroge sur sa connaissance de l’île, puisqu’il semble plus familier avec la côte que les lieux qui grouillent de monde, il rétorque qu’il est né ici et trouve plus de plaisir à la sensibiliser aux charmes de la nature écossaise plutôt qu’à ceux d’un centre «
coperchial ».
A quel moment leurs mains se sont-elles liées ?
Il est bien incapable de le dire. Mais s'il est un moment qu'il n'oubliera pas, c'est le baiser timide qu'ils échangent devant l'hôtel de la jeune fille, à l'heure de se séparer.
Avec la promesse de se revoir le lendemain.
La dizaine de jours qui suit n'est qu'un enchaînement de moments d'allégresse. Jeune homme d’un tempérament volage, comme beaucoup de jeunes hommes de seize ans, il se trouve un peu démuni par le coup de foudre dont il a été l’objet, et se montre plus maladroit qu’il n’aurait pu l’être. En proie à ses premières amours, Alistair se laisse porter par l'espièglerie de la jeune Charlotte. Ils s'éloignent parfois de la ville, partent se perdre dans les sentiers montagneux de l'île de Skye. Passent de longues heures dans une crique à l'abri des regards, à se taquiner. Observent un coucher de soleil sur la mer, assis l'un contre l'autre dans le sable.
Le dernier soir, ils retournent sur la même plage que celle où ils se sont rencontrés, deux semaines plus tôt. Installée entre les jambes repliées du jeune homme, dos contre son torse, Charlotte reste silencieuse ; Alistair, peu bavard, se contente d’observer le coucher du soleil, retenant la jeune fille contre lui, songeur. La fin arrivait, délicieusement angoissante. Quand il la raccompagne auprès de ses parents, observant la voiture immatriculée France qu’ils ont amenée jusqu’ici - mais comment diable cet engin pouvait-il fonctionner? - c’est avec un petit pincement au coeur. Il l’enlace une dernière fois, lui vole un dernier baiser.
Et lorsqu’il se détache, c’est pour se voir offrir un petit morceau de papier, où sont griffonés quelques mots, à la hâte : une adresse, et un numéro de téléphone.
«
Je sais pas si on pourra s’appeler, avec la distance, mais on pourra s’écrire, d’accord? J’essaierai de t’écrire en anglais, aussi. »
Il se retient de demander comment elle voulait l’appeler à plusieurs kilomètres de distance - comment pourrait-il l’entendre? - mais hoche la tête quand elle parle de s’écrire. Le courrier, ça, il connaissait.
«
J’ai hâte de te lire, alors. » sourit-il, pliant soigneusement le papier pour le glisser dans une poche de sa veste en cuir. «
Et j’espère sincèrement te revoir, Charlotte. »
Comment le jeune homme qu’il était aurait-il pu deviner?
Cette relation qu’il pensait voir évoluer en amitié, alors qu’ils échangeaient des nouvelles régulières, qu’ils commentaient leurs dernières aventures de coeur, évoluait vers quelque chose de plus fort qu’il ne vit pas venir.
Il doit d’abord trouver comment communiquer avec la jeune femme. Avoir l’adresse est une chose, savoir s’en servir en est une autre. Il se doute bien que les hiboux ne doivent pas être la façon dont ils échangent leur courrier - mais il lui semblait avoir entendu une histoire d’oiseaux utilisés pour ça. Il se renseigne auprès des spectres, a confirmation auprès de ce qu’on l’informe être des pigeons voyageurs - sérieusement, les moldus avaient réussi à s’octroyer le service d’oiseau aussi stupides?
La réponse lui viendra après avoir été se renseigner directement dans la ville portuaire où il avait rencontré la jeune fille. Demander où il pourrait trouver un pigeon voyageur n’avait pas manqué de le faire passer pour l’idiot du village, par ailleurs, jusqu’à ce qu’on le renvoie vers la poste moldue, où il peut louer une boîte aux lettres.
Allant de découverte en découverte - une boite pour recevoir son courrier? En voilà une idée saugrenue - le jeune homme se retrouve alors confronté au problème de l’argent. Parce que bien évidemment, ça ne peut pas être simple. Il tente alors de payer avec un gallion, bien évidemment, mais on lui fait rapidement comprendre qu’on ne prend pas l’or massif. Mais par contre, il peut échanger cet or contre de l’argent dans la boutique au bout de la rue -
cash for gold.
… Pestant intérieurement contre l’esprit tordu des moldus d’avoir quinze endroits pour faire quelque chose de simple, il finit par récupérer du papier en échange de son gallion, sans trop comprendre et avec le profond sentiment de s’être fait arnaquer. Mais au final, il aura sa boite aux lettres et pourra entretenir une correspondance chaotique, reliée par la bonté d’une mère attendrie par cet amour de jeunesse, sans penser elle non plus qu’il pourrait s’agir de bien plus.
Les premiers temps donneront raison à Aoife.
Les lettres entre les deux adolescents sont peu régulières, très timides ; elles sont éparses et les sentiments naissants se meurent dans un premier temps. Alistair poursuit sa vie, avec un sérieux parfois relatif, continue de faire des frasques avec son meilleur ami Eoin comme si ces derniers mois étaient les derniers où il pourrait encore être un enfant.
Sans doute est-ce là la réalité pour lui.
La lune est haute dans le ciel. C’est une nuit d’hiver : la neige tombe à gros flocons dehors, comme on peut le voir au travers des carreaux du sommet de la tour où Alistair a trouvé refuge. Assis à même le sol, dos contre la pierre grossière, il retient entre ses bras une jeune fille à l’opulente chevelure rousse, avec laquelle il ne s’affiche pas trop en public dans l’école. Amy est née moldue, et la pression du mariage arrangée qui pèse au dessus de sa tête – c'est qu'il est un bon parti – est assez forte pour qu’Alistair dissimule ce qu’il pense être quelque chose de sérieux. La petite Gryffondor n’y voit pas d’objection, rebelle comme elle est, et doit souvent être retenue par la sagesse de son petit-ami.
Ils se voient depuis la rentrée déjà, et c’est là la première véritable histoire d’amour durable du jeune homme. Une histoire rendue compliquée par le monde dans lequel ils vivent tous les deux. Son statut à lui, les attentes d'un clan encore très traditionnel qui attend de lui qu'il épouse une jeune fille de bonne famille. Son statut à elle, qui aux yeux du même clan, n'est rien. Une
Sassenach, par dessus le marché.
Cette nuit est une des rares où il accepte de la retrouver, malgré le couvre-feu. C’est d’ailleurs lui qui le lui a demandé, tard dans la soirée, en lui envoyant un morceau de papier ensorcelé. Elle n’a pas tardé à le rejoindre, évitant les rondes dans les couloirs.
Il est minuit passée, désormais, la rouquine s’est endormie dans ses bras. Recouverts de la cape d’un jeune homme prévoyant, ils ne bougent plus, ne parlent plus depuis de longues minutes. Et lui se contente d’observer le ciel cotonneux, plongeant le château dans une nuit noire, afin de mieux le couvrir d’un beau manteau blanc.
L’angoisse le maintient éveillé. Sujet à des insomnies depuis la mort de son père, l’idée d’avoir dix-sept dans quelques heures fait peser sur lui une pression telle qu’il n’a pas, pour une fois, supporté d’être seul. La seule présence assoupie l’apaise pour une raison qu’il n’identifie pas.
Dans quelques heures, il sera majeur ; et responsable de la vie de dizaines de personnes. Il sait que le clan a su tourner sans lui, mais il sait aussi que beaucoup attendent d'avoir quelqu'un à qui parler, quelqu'un derrière qui se rassembler.
Cette nuit, il somnolera un peu, la joue contre la chevelure cuivrée. Il veillera beaucoup, jusqu’à voir les cieux s’éclaircir et annoncer le retour du soleil. Il réveillera Amy avant l’aube, le visage fermé, grave, soucieux.
Aujourd’hui, il est un adulte. Il restera sourd aux félicitations de la jeune fille, un peu indifférent au baiser qu’elle lui donne.
À partir de maintenant, chacun de ses actes peut avoir une répercussion sur les siens.
Ce jour marquera aussi la chute brutale de ses notes à l’école. Le stress, l’angoisse et les lettres à foison lui parvenant diminueront considérablement sa concentration en classe, le temps passé à étudier. Les nuits se font plus courtes, ses lectures pour les cours plus rares. Il passe plus de temps à réfléchir, à écrire des lettres, à faire des recherches dans la bibliothèque.
Et puis vient avril, et les vacances de Pâques. Il doit passer son permis de transplanage - qu’il réussira du premier coup - et passer son rituel de passage à l’âge adulte. La cérémonie de l’
oath doit aussi avoir lieu, cérémonie durant laquelle chaque homme du clan devra lui prêter allégeance, le reconnaissant alors officiellement comme leur chef.
La porte de la chambre s’ouvre après qu’Aoife ait frappé trois coups. Elle lève la tête pour voir son fils et s’enorgueillit de le voir presque prêt à partir. Ses cheveux auburn sont décoiffés sur le haut de son crâne, mais il n’a pas l’air de s’en soucier, occupé à jouer de ses larges épaules dans une chemise devenue à peine trop serrée. Il se jauge dans le miroir, avec son kilt au tartan rouge et noir, son
sporran, ses hautes chaussettes. Visiblement satisfait de son allure, il attrape le
glengarry posé sur une étagère et l’enfonce sur son crâne, dissimulant ses courts cheveux en bataille, passe sa langue sur ses lèvres.
«
Come here, » ordonne sa mère. Il ne sursaute pas, et se tourne vers elle, s’avançant docilement. Elle le fait se pencher, lui qui a presque atteint sa taille adulte d’un mètre quatre-vingt-cinq, pour accrocher le
crest sur le
glengarry.
Luceo non uro : je brille, mais ne brûle pas.
Alistair se redresse de toute sa taille, le visage fermé pour ne pas laisser transparaître son angoisse. Il ne prononce pas un mot, mais ses yeux parlent pour lui et Aoife passe une main sur le visage anguleux de son fils, tendre, avant de murmurer quelques paroles rassurantes. Et les voici qui sortent alors, pour se rendre dans la salle de réception du château.
Le dos droit, la tête fièrement dressée, il s’avance parmi les membres de son clan, jusqu’à rejoindre celui qui le marquera du tatouage que chaque homme a sur le corps. La partie du corps est choisie selon le rang dans le clan, autant que la zone de manoeuvre pour ledit tatouage. Car ce dernier, apposé à l’encre magique, aura la particularité de pouvoir se déplacer, se mouvoir dans une zone indiquée, bien souvent en accord avec l’état d’esprit de celui qu’il marque.
Il ne faudra qu’une heure, pour que l’encre ne recouvre l’omoplate du jeune homme ; deux ou trois enchantements sont lancés sur son corps, et lorsqu’il se redresse, dos à la foule, c’est pour qu’on puisse voir le Noir des Hébrides, fait exclusivement d’encre noire, déployer ses ailes sur l’épaule d’Alistair avant d’aller explorer tout le territoire de son dos. Une expérience qui sera désagréable et douloureuse les premières semaines, il le sait. Mais il est désormais officiellement un homme aux yeux de son clan.
La chemise retrouve sa place sur ses épaules et le jeune homme part ensuite s’installer sur le siège réservé au chef, veillant à ce que son dos n’entre en contact avec le bois. Le coeur battant, il reste immobile, silencieux, alors qu’un à un, chacun des hommes vient lui présenter son allégeance, buvant une gorgée dans la même coupe de whisky que lui comme le veut la tradition.
«
Are you okay? » souffle un ami de la famille en aidant le jeune homme à arriver jusqu’à son lit, les joues rougies par l’alcool, le regard mal assuré. Jeune chef de clan, sans doute, mais qui n’a pas encore la tenue au whisky nécessaire pour supporter ce genre de cérémonie. L’adolescent a su garder sa dignité jusqu’au bout et, sur conseil de l’homme, a attendu que les
chieftains et
lairds soient partis pour tenter de se lever ; grand bien lui en a pris, car il s’est alors aperçu qu’il avait perdu tout sens de l’équilibre.
Allongé sur son matelas, Alistair observe les murs tourner autour de lui alors que la voix lointaine de sa mère lui parvient, lui conseillant de se tourner sur le ventre - il était anesthésié par l’alcool, mais son dos lui ferait souffrir le martyr le lendemain.
«
Wow… It’s incredible...-
Dinna touch, will ye? ‘Tis still painful as hell, » implore le jeune homme, torse nu, face à la fascination d’Amy pour son dos.
C'est incroyable…
Ne touche pas, veux-tu ? Ça fait un mal de chien.La Gryffondor retient sa main juste à temps, et suit du doigt, sans toucher la peau, le dragon qui circule sur la chair rougie, curieux de tout ce qui l’entoure, notamment de cette inconnue. Née moldue, elle n’avait jamais rien vu de tel auparavant, et continue de s’émerveiller devant les trésors que la magie lui fait découvrir jour après jour. Il remet bientôt sa chemise, toujours avec une infinie précaution. Il a raconté à la jeune fille le rituel du tatouage, puis la cérémonie du serment, s’amuse à lui raconter un peu ses vacances, à base de transplanage et de dragons.
Une soirée qu’ils passeront ensemble, au détour d’un couloir, avant de se séparer à l’heure du couvre-feu, d’un long baiser au clair de lune.
L’une des dernières soirées de ce petit couple qui volera en éclat quelques mois plus tard, Amy ne supportant plus l’abandon d’Alistair à son égard, ce dernier se retrouvant surchargé de travail.
Une rupture qui laissera deux coeurs meurtris derrière elle. Celui d’une jeune fille qui avait sous-estimé la tâche de son petit ami ; et celui d’un jeune garçon qui pensait avoir trouvé en elle quelqu’un qui aurait pu le soutenir.
Une rupture qui laissera l’adolescent convaincu de deux choses : premièrement, que vivre cacher pour vivre heureux ne lui convenait pas, et qu’il ne trouverait sans doute jamais de fille prête à accepter son rôle vis à vis de son clan.
Deux convictions qui s’ébranleront très vite, car il trouve une épaule compréhensive à son chagrin non pas chez son meilleur ami, mais de l’autre côté de la Manche, dans la plume d’une adolescente française.
L’été se termine, il faut bientôt retourner à Poudlard. Plus en phase avec ses responsabilités, Alistair réussit à trouver un équilibre entre son rôle de chef de clan et son avenir d’élève. Bien que l’échec ou la réussite de ses ASPICs ne soit pas un critère déterminant pour son avenir, il n’a que trop conscience de l’importance de savoir certaines choses, et de savoir en faire d’autres. Plus taciturne que jamais, très susceptible sur le sujet de ses amours, le jeune homme auparavant plutôt séducteur ne se laisse plus approcher très facilement. Oh, n’allez pas penser qu’il était le maître de ses hormones : il reste un jeune homme et ne sait résister bien longtemps aux avances insistantes d’une fille à la croupe avantageuse.
Contre toute attente, la correspondance se fait de plus en plus régulière, après une année de tatônnements ; Charlotte prend à coeur de lui écrire régulièrement, souvent en français, parfois dans un anglais approximatif, et l’Écossais met un point d’honneur à prendre le temps de lui répondre dans des délais aussi courts que possible, surtout depuis le soutien qu’elle lui a témoigné, suivant sa possibilité d’accès à son courrier. Il apprend qu’elle passe elle aussi d’importants examens cette année, mais qu’elle n’est, contrairement à lui, pas en pensionnat. Elle lui raconte des anecdotes sur sa vie de tous les jours et, au fur et à mesure, les deux jeunes gens apprennent à se connaître, de façon moins éparse qu’au départ. Certains mots attirent l’attention d’Alistair qui se voit parfois obligé d’aller fourrer à la bibliothèque à la recherche de réponses -
bordel mais qu’est-ce que c’est qu’un ordinatueur ? - et lui-même se voit obligé d’édulcorer certains récits, de transformer des duels en bagarres, pour pouvoir rester en phase avec la jeune fille.
Au fil des mois, il se surprend à attendre son courrier avec une impatience grandissante.
Il relit ses lettres, ensorcèle précautionneusement la boite où il les range pour qu’on ne puisse découvrir sa correspondance. Eoin sait, bien sûr, mais c’est bien le seul avec qui il partage ce secret qu’il compte garder aussi longtemps que possible.
Ce n’est par ailleurs pas la seule correspondance qu’il entretient. Toute l’année, il sera inondé, chaque matin, sous une tonne de courrier.
Être chef de clan n’est pas de tout repos. Et il est bien vite débordé.
Dans le dernier mois précédent les ASPICs, il devient tout simplement invivable. Surmené et sans cesse sollicité, il voit arriver les vacances d’été avec un soulagement non feint et est accueilli à la maison par la déception d’apprendre que Charlotte ne viendra pas se perdre près du littoral cette année.
La correspondance entre les deux jeunes gens se poursuit, toutefois. Charlotte annonce entrer dans le monde des études à la rentrée, quitte le domicile familial pour une chambre de bonne. Elle lui écrit qu’elle aimerait pouvoir étudier en Écosse, pour mieux apprendre l’anglais
notamment - un sourire un peu idiot éclaire le visage d’Alistair à la lecture de ce mot - et va se renseigner sur les programmes de son université.
Lui explique qu'il est entré dans une université londonienne, où il s'est orienté en soins animaliers. Évidemment, il doit édulcorer ses anecdotes, remplace certaines créatures par des animaux d'une banalité désolante, profite du format épistolaire pour ignorer certaines questions et passer des détails sous silence.
La vie du clan se poursuit. Alistair est régulièrement dans les expéditions vers les nids, sur les hauteurs de l’archipel, veille à la santé des dragons en parallèle de son cursus. Son corps finit de grandir, il atteint sa taille définitivement d’un mètre quatre-vingt-cinq. Ses épaules s’élargissent encore un peu plus qu’elles ne le sont naturellement à cause de la pratique très régulière de l’escalade. Son visage perd définitivement les rondeurs de l’enfance, le laissant avec une mâchoire carrée et des traits anguleux. Sa peau prend une teinte de plus en plus hâlée à cause des heures passées dehors, ses cheveux s’éclaircissent lors des périodes où le soleil perce les nuages. Son corps se couvre de marques, une brûlure de dragon sur le biceps gauche, un coup de griffe sur la cuisse.
Autour de lui, on commence à parler mariage et succession ; lui ne veut rien entendre. Les arrangements ne lui plaisent pas. Non, il ne veut rien savoir, les choses se feront si elles doivent se faire, et naturellement s’il en est.
Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a bien une petite idée de la personne qu’il voudrait à ses côtés. Et qu’il a parfaitement conscience que cela risque d’être compliqué.
L’été arrive, la relation qu’il entretient avec Charlotte prend un tournant différent. Occupé à nettoyer l’enclos où ils gardaient les bêtes pour les soigner, il est hélé par un homme du clan, qui l’informe qu’une belle jeune femme parcourt toute la ville côtière à sa recherche. C’est intrigué qu’il va la rejoindre, puis joyeux de la tenir contre lui. Elle est venue en vacances avec ses parents, après de longues négociations pour revenir en Écosse cet été, plutôt que de partir en vacances sur la Côte d’Azur.
Comme deux adolescents pris en faute, ils s’écartent un peu brusquement l’un de l’autre après une étreinte coupable, essaient de se retrouver, de savoir exactement sur quel pied danser l’un avec l’autre. Il faudra attendre que la nuit soit déjà là et qu’il la raccompagne chez elle pour que, spontanément, la glace se brise et les lèvres se rejoignent.
C’est ces semaines là qu’Alistair prendra conscience de toute la complexité de leur situation. Dans l’impossibilité d’amener Charlotte chez lui, il se rend compte de la barrière qui sépare les moldus des sorciers, et se retrouve à fuir l’instant où il devra faire un choix entre l’annonce de ce qu’il est réellement et l’abandon de la jeune fille à une vie ordinaire. Il repousse sans cesse cet instant, et se plait à découvrir la jeune fille sous un autre angle, à la tenir dans ses bras, à la retenir contre lui jusqu’à...
«
Non, arrête... » Le ton n’est guère plus convaincu que convaincant et l’Écossais pense à une hésitation de la demoiselle. Il s’interrompt une seconde à peine, avant de reprendre ses baisers contre le cou de cette diablesse qui l’ensorcèle. «
Alistair, s’il te plait. »
Hm.
Cette fois, le garçon se redresse sur ses deux avants-bras, sourcils froncés d’incompréhension. «
What? » fait-il avec une spontanéité qui fait plaisir à voir, sans reproche ni brutalité ; une vraie question, qui souligne le fait qu’il est bien loin des réalités de la jeune fille.
«
Je ne peux pas faire ça. » Les sourcils se froncent ; il n’est pas sûr de comprendre la phrase tant elle lui semble incongrue. «
Je... Mes croyances veulent que... Enfin... Pas avant le mariage. »
… What? se retient-il de répéter.
Mais c’était quoi cette blague?
Ce n’était pas marqué sur le contrat, ça ! Ah non, non, non, il n’a pas envie de se marier, lui ! Et c’était quoi cette histoire? Il sait bien que dans un ancien temps, il valait mieux que l’union soit... Officielle itou, mais bon, c’est complètement obsolète ! En désespoir de cause, il songe au
serment des mains, comprenant mieux, d’un coup, son utilité, mais doute que la demoiselle comprenne exactement de quoi il retourne - et accepte de céder à une telle coutume. Il se tait donc, se redresse et s’assied à côté de la jeune fille, dans l’herbe qui couvre la petite falaise, songeur, rendu mal à l’aise par la manifestation toute virile de ses intentions entre ses jambes.
C’est tout à fait spontanément qu’elle revient se blottir contre lui - et que son bras entoure ses épaules - pour lui expliquer exactement de quoi il retourne : elle est catholique et, à ce titre, sa confession veut qu’elle s’offre vierge à un seul homme, son mari. Alistair se dit intérieurement que, techniquement, c’est le cas de toutes les religions qu’il connaisse - ce qui, vu sa culture moldue, s’étend à peine jusqu’au christianisme avec quelques vagues connaissances de l’islam - mais que ce n’était plus tellement respecté. Il écoute toutefois la jeune fille lui exprimer sa foi avec une conviction toute relative. Enfant moderne, elle tend plus vers l’athéisme et, si elle ne le dit pas de cette façon, c’est ainsi qu’il perçoit le ton de sa voix.
«
Est-ce que tu penses vraiment que ça en vaille la peine?-
D’attendre le mariage? Je sais pas trop. J’aime à penser que je ne connaîtrai que l’amour de ma vie.-
Quand ces lois ont été décidées, on ne se mariait pas par amour. » lâche-t-il plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu, avec une amertume qu’il n’arrive pas à contenir. «
Je n’ai pas l’intention de me marier un jour, Charlotte. »
Il se souvenait encore du tollé que cette annonce avait provoquée au sein du clan quand il l’avait déclarée, à la dernière fête d’Hogmanay. Sentant la jeune fille s’échapper de sous son bras, il se dit avec fatalisme que c’était sans doute la façon dont ça devait se terminer, avant qu’il ne sente les mains sur ses épaules, appelant ses yeux bleus à soutenir le regard pénétrant de la jeune fille.
«
Est-ce que ça veut dire que tu m’aimes? »
C’est avec amertume qu’Alistair observe le large, le corps tourné vers le sud, le dos droit ; songeur, il est face à ce qui semble être son premier vrai dilemme, celui qui marquera sa réelle entrée dans le monde adulte. Il n’a pas dit mot depuis qu’il est rentré, ce soir. Charlotte est repartie vers la France, et il n’est pas d’humeur à ce qu’on vienne le taquiner sur les sentiments qu’il éprouve pour la petite moldue.
Comme si la barrière de la magie et celle de la langue ne suffisaient pas : il fallait que les interdits religieux s’en mêlent. Ils n’avaient pas vraiment reparlé de cette conversation au cours des derniers jours, retrouvant avec pudeur la relation qu’ils avaient au début de ces vacances. Entre plaisanteries légères et baisers volés, ils n’étaient néanmoins pas parvenus à effacer totalement tous les doutes qui s’étaient éveillés.
Et maintenant, que devait-il faire?
S’engager? Il en avait peur, bien plus peur que les crocs d’un dragon enragé. Elle ne pouvait toutefois pas renier ses croyances, quand bien même n’étaient-elles plus motivées par la religion. Et puis, ce n’était qu’une partie du problème qu’il n’avait fait que repousser, année après année.
Et la magie, dans tout cela?
Il gardera le même contact régulier avec la jeune fille pendant de longs mois. Chacun d’une fidélité relative due au statut étrange de leur relation et de l’incertitude de vite se revoir, ils évoluent tranquillement. Il apprend qu’elle a eu sa
première année et son permis - mais un permis de quoi faire, bon sang? Il lui écrit régulièrement, malgré les tâches qu’il doit exécuter, malgré le travail de chef de clan et ses études de Vétomagie. Il vit ses premiers échecs, ses premières délicatesses, perd ses premiers hommes dans une expédition aux nids.
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